Résister
Au sein du lycée ou après en être partis, jeunes comme adultes, garçons comme filles participent aux activités résistantes. Ils intègrent les réseaux français et polonais et en paient le prix : quatre morts et une trentaine de déportés dont trois ne reviendront pas.
Étudier, c’est servir « la patrie, la nation, la liberté, le peuple », et cette façon de servir est censée durer tout le temps des études : l’heure du combat est reportée à l’après-Villard de façon à préserver l’établissement. Mais comment ne pas vouloir agir ? Les diverses formes d’action clandestine constituent alors l’aboutissement logique et la mise en pratique de l’éthos villardien, né de l’esprit de sacrifice patriotique qui règne au lycée.
Des anciens élèves restent en France et intègrent les réseaux français et polonais (POWN, F2) et participent à leurs actions : liaisons, organisation des cellules, recherche d’armes, assistance aux évadés, passage de frontière…
6.2.2 « Mierzwiński ronéotait les tracts. »
—Tadeusz Łepkowski, élève. Une école libre polonaise en France occupée (2012), d’après Wolna szkoła polska w okupowanej francji (1990).
Il semble que le scoutisme, évidemment clandestin, ait été la manifestation la plus importante numériquement de l’activité patriotique au sein du lycée même. Jan Harwas fut le responsable de l’organisation polonaise, Philippe Blanc celui de l’organisation française. On ne dispose d’aucune information sur les effectifs du mouvement, ni sur ceux des différents groupes, ni sur leurs formes d’action, ni sur leur influence au sein de chaque classe. On sait seulement que l’organisation fonctionnait mieux dans les classes de collège que dans celles de lycée.
L’organisation militaire clandestine proprement dite relevait de l’Organisation militaire du général Juliusz Kleeberg, dont elle était partie prenante. On suppose qu’elle a existé au lycée à partir de 1941. Puis, à partir de 1942, fut présente à Villard l’Organisation polonaise pour l’indépendance, qui prit ensuite le nom d’Organisation polonaise de lutte pour l’indépendance. À Villard, le chef de la cellule était le professeur Józef Żmigrodzki, qui avait pour adjoint Michał Mierzwiński, Jan Budrewicz et Bolesław Skraba. Mierzwiński ronéotait les tracts et s’occupait avec Żmigrodzki de l’émetteur-récepteur de radio.
Un jour, sans doute en 1941, le général Kleeberg vint en visite au lycée. L’élève Jan Kania lui présenta par leur nom les membres présents de l’organisation. Dans les classes de collège, Kazimierz Dobrzęcki dirigeait, selon les consignes de Budrewicz et de Żmigrodzki, des exercices d’entraînement militaire (randonnée au printemps, ski de fond en hiver), par groupes de sept à neuf élèves. Fin 1942 et début 1943, quand Żmigrodzki, Budrewicz et Skraba quittèrent Villard pour Londres, l’organisation militaire déclina et sa direction fut brièvement assumée par Mierzwiński.
De nombreux élèves, surtout parmi les plus jeunes, savaient peu de choses des activités clandestines au sein du lycée. C’était également le cas, parmi les professeurs, de Marcel Malbos, qui ignorait tout de l’activité des scouts (contrairement à Philippe Blanc qui y était très impliqué). Il savait toutefois que le tampon du lycée était utilisé à des fins illégales ; on fabriqua même, à partir de 1941, des tampons en linoléum pour les besoins de l’organisation clandestine. Un jour de novembre 1940, cependant, il alla spécialement à Nice, à la demande de Zaleski, pour délivrer oralement un message appris par cœur. Il a oublié tous les détails de l’épisode, à l’exception d’un seul : le texte lui en avait été communiqué par le directeur dans la salle de bain, tous robinets ouverts…
Indépendamment de ces réseaux clandestins, certains élèves dissimulaient des armes de poing dans leur chambre. On ne sait pas avec certitude si des contacts existaient avec des groupes français de résistants, encore moins s’il y avait des livraisons d’armes entre Polonais et Français. On sait seulement que, par une nuit de 1941, un groupe d’élèves pénétra par effraction dans l’hôtel de ville où étaient entreposés, en vertu d’une décision des autorités de Vichy, des fusils de chasse, des revolvers, etc., et en prit un certain nombre. Władysław Wicha et Jadwiga Gostyńska, avec l’aide de quelques élèves, cachèrent ces armes à la ferme du lycée.
6.2.3 « J’appartenais au réseau POWN-Monika. »
—Créé le 1er juin 1941 par Aleksander Kawałkowski, il est actif d’abord en zone libre, puis aussi en zone occupée et en Belgique.
Son objectif est la collecte d’informations pour le renseignement, les actions de propagande, mais surtout l’organisation de structures clandestines parmi les Polonais pour le futur combat en France. Les détachements du POWN, forts de près de quinze mille hommes, placés sous le commandement des Forces françaises de l’intérieur (FFI) le 29 mai 1944, sont entrés en action après le débarquement en Normandie, en exécutant des milliers d’opérations de diversion.
Lucjan Owczarek, élève — Récit sur feuille libre, non daté.
J’appartenais depuis le 1er mai 1942 au réseau POWN-Monika (Organisation polonaise de lutte pour l’indépendance), à Lyon où j’étais étudiant. Comme j’avais eu des problèmes avec la police de Vichy et que mes parents que trouvaient dans la région parisienne, je fus envoyé en 1943 à Paris et mis à disposition du chef de réseau de la région ; Wladyslaw Kedzierski. Il s’agissait de transmettre aux autorités polonaises de Londres tous renseignements utiles concernant la France, les Allemands et les Polonais ; diffuser des informations ; faciliter le passage des évadés de toute origine et aider les Polonais en difficulté ; se procurer des armes ; renforcer ses propres structures ; occuper le moment venu les locaux et les institutions polonaises de la capitale. Dans des mesures diverses, suivant les périodes et du fait des circonstances, j’ai eu à participer à toutes ces activités.
Avant le 14 juillet 1944, c’était une phase de préparation normale, comme dans tout réseau, et une période de travail intense. J’ai eu des difficultés avec mon pseudonyme : à Lyon j’étais Richard, mais il y avait déjà deux Richard à Paris, je devins donc rapidement Gérard.
Aux alentours du 14 juillet, j’étais très fatigué par le travail et les examens et j’ai’i demandé trois jours de repos. Cela me fut accordé. À mon retour, j’appris que de nombreuses arrestations avaient eu lieu, dont celle de Czesław Bitner, chef du réseau, et de Włodimierz Kaczorowki et Irena Lewulis avec lesquels j’étais en rapport. J’ai reçu l’ordre de quitter immédiatement mon appartement. Nous n’étions plus que quatre au quartier régional et nous étions submergés de travail. Nos priorités sont maintenant de transmettre les renseignements, mobiliser tous les membres et se procurer des armes. Ce dernier problème nous préoccupait tout particulièrement. Je contactais les gens susceptibles de nous aider. Courant juillet, j’ai eu une proposition de livraison d’armes et de munitions allemandes. La proposition me parut trop belle. J’en parlais avec Richard Kedzierski, qui se renseigna et conclut au danger d’une provocation allemande. L’affaire fut conclue par un groupe de jeunes Français. Nous avons appris par la suite ce qu’il en était advenu : leur nom figure sur une colonne du bois de Boulogne où ils ont été emmenés et fusillés.
6.2.4 « Cinq cent cinquante Polonais, tous évacués en sécurité. »
—Józef Węgrzyn, élève. Rapport d’un interrogatoire mené par un lieutenant de la Royal Victoria Patriotic School de Wandworth. Novembre 1944.
Je voudrais attirer votre attention sur Józef Węgrzyn. Cet homme a fait un travail magnifique pour aider les Polonais à sortir de la France occupée et passer en Espagne… Il est difficile de minorer les services que Józef Węgrzyn a rendus à la cause alliée, organisant par ses initiatives et ses efforts les filières d’évacuation andorrane. La mesure de son talent peut être résumée en un chiffre, celui des cinq cent cinquante Polonais auquel il faut ajouter celui des nombreux Français, Canadiens, Américains et Britanniques, tous évacués en sécurité.
Un des premiers évacués, Alexander Kusnierz, est un réfugié du centre de Gréoux-les-Bains bien qu’il ne parle guère polonais. Son anglais est par contre excellent, ses références aussi. Il est soupçonné de travailler pour la Gestapo, ce que Carlos refuse de croire. Kusnierz fait preuve d’enthousiasme et d’esprit de sacrifice. Carlos l’installe dans l’hôtel Palanques à La Massana, lui donne des papiers et un alias : Élias.
Fin août, Élias est convoqué à Barcelone pour entretien et vérifications. De l’autre côté de la frontière, de nombreux pilotes canadiens, américains et britanniques sont rassemblés et conduits en Andorre par les guides de Carlos.
Fin-août début-septembre 1943, Carlos se rend à Barcelone pour escorter un pilote anglais et trois Polonais, dont le lieutenant Zmigrodzki, ancien professeur d’histoire de Carlos au lycée polonais de Villard-de-Lans…
Le 24 septembre, Carlos apprend qu’une réunion s’est tenue dans un hôtel aux Escaldes, une des paroisses d’Andorre, avec des officiers allemands connus pour faire partie des services de renseignement, deux Espagnols de Canillo et une Française de Pamiers. Ça sent mauvais et, le lendemain, Carlos se rend en moto à San Julia, une autre paroisse d’Andorre. Carlos retourne à son hôtel, demande à Élias d’y rester, quitte sa chambre et gagne une planque à deux kilomètres de San Julia.
Le 28 septembre au soir, il s’apprête à rentrer, mais sa moto tombe en panne et il fait demi-tour. Le lendemain matin, il se rend dans un garage d’Andorre-la-Vieille, mais y voit un Allemand soupçonné d’être un informateur. Il repart vers un garage de La Massana. En route, il croise un ami qui lui dit qu’il y a eu une descente de la Gestapo dans son hôtel, que sa chambre a été pillée, qu’Élias a disparu. Carlos trouve effectivement sa chambre saccagée. Des papiers importants ont disparu : comptabilité, correspondance avec Luis, codes de chiffrage. C’est grave, mais pas désespéré : les noms des villes relais y sont, mais pas les adresses des planques et refuges.
Au même moment, une évacuation organisée par Élias se termine en désastre : la météo est épouvantable, un fugitif est abandonné en route, mort, les quatre autres fugitifs polonais, Molné (leur chauffeur andorran) et Élias sont arrêtés par la Gestapo à leur arrivée à Andorre. Seuls les guides s’en tirent. La première question adressée à Molné est : « Où est Carlos ? » Molné dit l’ignorer. Tous sont expédiés à Ax-les-Thermes puis Toulouse. Molné, après une semaine d’interrogatoire, est libéré et retourne à Andorre. Les Polonais sont déportés dans un camp de travail en Allemagne. On ne connaît pas le destin d’Élias…
Les choses s’étant calmées, il est décidé que les évacuations peuvent reprendre d’autant que les guides de Carlos n’ont pas perdu leur temps, ramenant en Andorre pendant son absence soixante-dix-sept Polonais. Carlos et Luis recrutent deux nouveaux courriers : Tadeusz Rubach, alias Jean, et Jan Ziemkowski, alias Charles. Ils sont envoyés en France pour contacter le colonel Jaklicz à Grenoble. La route de Pamiers est rouverte, celle de Carcassonne également. Une nouvelle route, Salie-du-Sala, est créée et accueille son premier groupe de Polonais début novembre. Carlos ouvre une route qui mène à Puigcerda, évitant ainsi l’Andorre ; les premiers Polonais arrivent fin novembre.
Les choses se compliquent cependant. Carlos abandonne son quartier général en Andorre pour Barcelone. La police espagnole le force à changer de planque plusieurs fois. Carlos se rend quand même tous les dix jours en Andorre.
En février 1944, Carlos est arrêté par un garde-frontière espagnol et emmené à Seo de Urgel. Le chef de la police, Sais, veut bien libérer Carlos, mais à Lerida ses supérieurs pourraient avoir des soupçons. Il falsifie le dossier, Carlos devient Areny Rossel, un Français, et peut partir sans être soupçonné. Il est entendu qu’il restera à Lerida, à la disposition de la police, mais avec beaucoup de liberté de mouvement. Il faut bien poursuivre les évacuations. Carlos s’entend à nouveau avec Sais. Un autre Polonais le remplace et joue le rôle d’Areny Rossel à Lerida. Le vrai Carlos continue de gérer les évacuations jusqu’à son arrestation.