4.1.1 « La vie privée trouvait sa place dans nos chambres. »
—Adam Skinder, élève. Notre école, 2017, d’après Mój Villard de Lans, 1978.
Notre regroupement d’individus aux caractéristiques sociales, intellectuelles, religieuses et générationnelles hétéroclites, mais rassemblées dans un lieu et un temps si concentré, n’a probablement jamais existé dans aucun milieu de la diaspora polonaise ni même en Pologne. Nous avons cependant constitué une véritable société !
Nous constituions une grande famille. Mais, comme dans toute grande famille, chacun y avait sa particularité. La vie privée trouvait sa place dans nos chambres. On nous y regroupait selon nos demandes, souvent liées aux amitiés antérieures. La mienne fut mon logis pendant près d’un an et demi. Je suis le seul à y être resté si longtemps. Les autres occupants se renouvelèrent…
Il y eut le doux et sympathique Leon B. Bien que né et scolarisé en France, il parlait un polonais très correct, mais y mêlait de temps à autre des mots français, surtout lorsqu’il était en proie à l’émotion. Il ingurgitait tout ce qui touchait à la Pologne, écoutait avec passion nos récits sur la patrie et les combats, partageait tous les colis qu’il recevait de chez lui. Après la guerre, il travailla au consulat polonais de Lyon et milita au Comité polonais de libération nationale.
Il y eut l’inoubliable Jasio P., rimailleur venu de Podolie. Il était issu d’une famille de pauvres paysans. Il se retrouvait à Villard par hasard, chassé par le tourbillon de la guerre. Il n’avait jamais eu la chance de poursuivre des études et s’y jetait avec passion. Il absorbait tout ce qu’il pouvait, mais avait du mal à systématiser, assimiler. Contaminé par le bacille de la poésie, il se fit rimailleur, et rien ne put le détourner de cette voie : ni notre force de persuasion, ni les arguments du professeur Wacek, ni les railleries.
Il y eut Jasio W. Bien plus âgé que nous, il avait travaillé au consulat de Lille où il avait connu les professeurs Harwas et Godlewski. Il était la pédanterie incarnée et aussi richement doté en articles qui nous manquaient. C’était un excellent compagnon de chambre que chacun m’enviait, notamment pour ses constantes réserves de tabac. Il aimait deviser en gardant cependant une distance discrète.
Dans la chambre voisine habitait Artur J., que nous appelions Turek. Ancien de l’école des Cadets de Rawicz, il était invalide de guerre et, malgré l’épée de Damoclès que constituait pour lui un éclat d’obus inopérable planté dans la région du cœur, il pétillait d’un humour parfois teinté de sarcasme. Fumeur et bridgeur invétéré, c’était un camarade sur lequel on pouvait toujours compter.
Nous partagions joies et peines, nous nous entraidions. Il se créa une Coopérative d’aide entre camarades où tous ceux qui avaient des difficultés dans telle ou telle matière pouvaient obtenir, moyennant une modeste contribution de quelques cigarettes, des compositions ou des explications. La Coopérative ne dura guère, sa faillite était inévitable, car la connaissance ne s’acquiert que par un effort personnel.
Fut créé brièvement le Totalisateur de l’Universel, sans qu’on sache jamais vraiment quel sens il avait.
D’autres cercles d’intérêts en tous genres se créèrent. On y menait des discussions féroces s’achevant souvent par des bouderies de quelques jours, après lesquelles la concorde régnait à nouveau. Rien que de très normal !
Chez les littéraires, le débat était dirigé par l’arbitre des élégances, Romek Długosz. Des discussions interminables, menées généralement quand le temps ne se prêtait pas à des promenades que Romek présidait également. Romek composait de la musique. Le premier, il vint avec une guitare m’écouter jouer du violon dans ma chambre. Plus tard, nous constituâmes un trio avec Romek Gajewski à l’accordéon. Nous jouions des pots-pourris, de mémoire car il n’y avait pas de partitions : musique classique ou légère, ou encore jazz et même improvisations. Des moments inoubliables.
En petit comité, dans nos chambres, nous fredonnions parfois des chants militaires. Non pas de ces chants résignés, mais plutôt des chansons joyeuses ou d’amour. Władek K. menait le jeu. C’était un gavroche de Varsovie, un vendeur de journaux comme il me l’avait avoué quand j’avais fait sa connaissance.
Nous restions douloureusement marqués par l’absence de tout ce qui nous était cher, et plus nous y pensions, plus ce « tout » nous était cher. Notre nostalgie était apaisée par la beauté des montagnes environnantes. Heureux ceux à qui il était donné d’obtenir quelque nouvelle de leurs foyers lointains ! Nous cherchions les moyens d’entrer en contact avec nos proches, par la Croix-Rouge polonaise ou par diverses associations caritatives. Nous interrogions les nouveaux arrivants.
Par-dessus tout, cependant, prédominaient une atmosphère studieuse et la soif d’apprendre.