Printemps 1946, au-dessus de Lans-en-Vercors sur le plateau des Ramées, autour des professeurs Józef Mul (cravate rayée) et Stefan Wrona (cravate unie).

Obidniak Karol

— Personnel

Obidniak Karol

1ere année de lycée (sciences) 1941-1942.

Karol Obidniak est le 4 janvier 1923 à Krosno, voïv. Lwów, Pologne. Son père, forgeur de cloches, aimerait lui transmettre ses secrets de fabrication, mais Karol, élève médiocre, ne rêve que de gloire militaire.

Il a 19 ans quand il intègre l’armée polonaise au 7e jour de l’invasion allemande de la Pologne. Chute de Varsovie… Karol ne rend pas les armes, mais fuit en Hongrie où il intègre brièvement une école polonaise avant de partir en France rejoindre l’Armée polonaise en formation autour du général Sikorski.

Son unité est défaite. Il est fait prisonnier. Déportation en Autriche, évasion jusqu’en Hongrie, arrestation. Nouvelle évasion d’Autriche, arrestation. Troisième évasion jusqu’à Mulhouse, arrestation et retour en Autriche. Quatrième évasion jusqu’à Paris, Grenoble et Villard-de-Lans et le lycée polonais.

Une courte année à Villard avant d’essayer de rejoindre l’Angleterre. Il passe les Pyrénées, est à nouveau fait prisonnier en Espagne. Il connaît les affres du camp de concentration de Miranda del Obro, est libéré suite à une grève de la faim collective. Il parvient à gagner la Grande-Bretagne et rejoint et les forces aériennes polonaises où il est aviateur.

Fin de la guerre. Karol suit pendant deux ans des cours d’art dramatique. Il rentre alors en Pologne, continue sa formation d’acteur et remporte de grands succès. Il publie une dizaine de pièces, dont une consacrée au lycée polonais, Pensionnaires de l’hôtel du Parc, jouée une dizaine de fois en Pologne entre 1975 et 1983 et autant en Rhône-Alpes en 2009 et 2010.

Karol Obidniak décède en 1988.

Ce texte fait partie du recueil Nasza Szkola, intégré dans notre livre Notre école

Jusqu’au dernier moment, j’ai eu des doutes. Une certaine inquiétude devant la perspective de cette rencontre amicale entre anciens élèves et professeurs du lycée polonais. Je m’y rendais le cœur rempli d’inquiétude, car cela me paraissait absurde de vouloir faire revivre ce qui en l’occurrence jamais ne réussit à revivre, car ce n’est pas un hasard si de telles réunions, des années après, ne sont que littérature et réveillent des aspirations impossibles à satisfaire, des rêves chargés de désillusions.

Donc j’étais angoissé, et cela pour de multiples raisons, en particulier celles qu’il m’était impossible de prévoir. Est-ce que les camarades qui n’étaient pas retournés avec nous au pays, qui avaient fait le choix d’offrir leur énergie, leur jeunesse, leur savoir à la France, est-ce qu’ils allaient nous comprendre ? Est-ce que ce qui jadis nous liait allait se révéler suffisamment fort pour ressurgir à la première poignée de main, à la craintive embrassade ?

Je me mis à observer les camarades installés près de moi dans l’avion qui nous emmenait vers Lyon, trente-deux des quatre-vingt-dix anciens Villardiens vivant en Pologne, et je me sentis un peu apaisé : je ne voyais autour de moi que des visages satisfaits de leur existence, de leurs modestes acquis auxquels je pourrais personnellement souscrire sans crainte de ternir ma réputation.

Ingénieurs, économistes, juristes, médecins, écrivains, poètes — que de destins divers ! Et chacun d’eux peut s’enorgueillir d’avoir apporté avec soi une petite pierre, laquelle implantée en son temps en Pologne est dorénavant une partie intégrée et anonyme de ses fondations. Nous nous connaissons bien, mais individuellement. Que va-t-il se passer lorsque nous nous retrouverons face à face ? Nous d’ici, eux de là-bas. Comment les habitants de Villard vont-ils nous accueillir ? Qui parmi ces derniers se souvient des jours où, sur les pentes neigeuses du Vercors, de jeunes Polonais et de jeunes Français, en dépit des tragédies de la guerre, luttaient avec obstination pour conquérir des médailles sportives : ici le Grand prix de Megève, là le Grand prix des Alpes, ou encore des titres prestigieux aux championnats de France universitaires de slalom, de saut, de descente ? Toute cette vie du temps de guerre, vie de révolte d’une jeunesse bouillonnante, confiante dans la victoire. Qui se souvient de ceux qui perdirent leur vie en combattant le fascisme alors qu’ils n’avaient pas vingt ans ? Qui s’en souvient ? Peut-on faire revivre ce souvenir ? Si cela pouvait réussir, combien plus belle serait la réalité, de combien de sens s’enrichirait-elle !

Je devine que de semblables questions taraudent mes compagnons de voyage. Par chance, le temps avance plus vite que l’avion. Déjà nous survolons les Alpes. Les haut-parleurs s’animent : dans vingt minutes nous atterrissons à Lyon. Attachez vos ceintures ! La température au sol est de 39 degrés. Pensez au décalage horaire… Obéissant, j’avance d’une heure les aiguilles de ma montre.

Nous atterrissons. À la sortie de l’avion, l’impression de pénétrer dans une étuve, l’air surchauffé s’infiltre dans les poumons, dessèche immédiatement la gorge, fait affluer la sueur, paralyse. Devant l’aéroport, un autocar nous attend pour nous conduire à Villard. La nuit tombe. La chaleur ne s’estompe pas. La climatisation n’y change rien. Dans quelques heures, nous serons sur place. Quelques-uns d’entre nous, pour la première fois depuis trente ans, seront confrontés à tout ce qui évoque leur jeunesse, à leurs rêves enfouis dans les crevasses et les ravins du Vercors, curieux de savoir de quelle façon se déroulera cet examen de conscience…

Dans l’autocar, l’excitation monte. J’y succombe à mon tour, scrutant nerveusement du regard tout ce qui m’entoure. Je veux tout voir, mais la nuit nous envahit, nous incitant au repos, et, en dépit de la nervosité empêchant de dormir, je deviens sourd au monde extérieur et m’assoupis avec l’image d’un pays tragiquement défiguré par une catastrophique sécheresse, herbe brûlée. Je me réveille au moment où l’on approche de Villard. Déjà l’air y est différent : toujours brûlant, mais comme plus léger, plus facile à respirer. Nous sommes à 1 040 mètres d’altitude. Nous traversons la station. Petite place du marché, nous reconnaissons de vieux recoins ornés toutefois de nouveaux habits. La fontaine a disparu. Quel dommage !

L’autocar s’arrête au-delà du village, devant le bel hôtel Alsace, à proximité de la piste de luge, là où l’on gagnait les médailles sportives. Je prends une douche, remettant les réflexions à demain. Jusque-là, le voyage se déroule de façon exemplaire. La représentante de l’agence Orbis fait preuve de tact et l’organisation est sans faille.

Vendredi… Notre première journée à Villard s’écoule à échanger fiévreusement nos observations. Comme c’est généralement le cas, chacun se souvient de choses différentes. Mais, imperceptiblement, comme dans une mosaïque où s’assemblent les éléments, l’image du passé commence à se reconstituer.

Samedi 26 juin… Notre assemblée plénière est solennellement ouverte à 10 heures du matin dans la salle de réunion de la mairie. Il y a ceux qui se reconnaissent immédiatement et d’autres qui lisent d’abord les noms sur le badge avant de tomber dans les bras l’un de l’autre avec des mots chaleureux de bienvenue.

Le discours d’ouverture est prononcé par le principal initiateur, le président des Villardiens polonais, Lucjan Owczarek. Le maire de Villard, André Ravix, prend ensuite la parole pour accueillir l’assistance, puis la passe au professeur Wacław Godlewski, ancien directeur du lycée. Ils nous rappellent comment, pendant ces années de guerre, dans ce lieu, une jeunesse polonaise apprenait l’amour de la patrie, les sacrifices, servant d’exemple à leurs camarades français ; qu’ici est née une profonde amitié qui a perduré jusqu’à ce jour ; qu’au nom de cette amitié élèves et professeurs polonais sont tombés au combat aux côtés des Français ; qu’ici, pendant ces années sombres, Français et Polonais ont créé une communauté unique en son genre, débordant de vitalité, riche d’initiatives ; qu’ici naquit la talentueuse chorale scolaire polonaise, fierté non seulement du lycée, mais de tout Villard, contribuant à resserrer plus encore les liens entre Villardiens de sang et de cœur.

Quand et comment est née cette idée, je ne sais, mais les organisateurs ont invité les soixante membres de la chorale de l’Académie de Médecine de Gdansk pour animer la manifestation et rendre hommage aux participants. Ainsi, le dimanche soir, en cette même église paroissiale où chaque dimanche, de 1941 à 1946, chantait la chorale scolaire polonaise, le chœur de l’Académie de Médecine de Gdansk renoue avec la tradition. Une nouvelle génération de Polonais chante dans les murs qui retentissent encore des chants de leurs aînés. Le passé revit. Ce qui, hier encore, paraissait impossible devient réalité. L’église est pleine comme en ce temps-là, mais à la différence qu’elle retentit d’applaudissements, de bis et d’ovations chaleureuses.

Après le concert, un jeune étudiant de Gdansk s’approche de moi :

« – Monsieur, s’il vous plaît, que se passe-t-il ici ? C’est quoi, cette ville ? Ici, ou bien on parle en polonais, ou bien, si c’est en français, on ne parle que de la Pologne ! »

À l’hôtel Alsace, nos conversations avec les camarades de France et d’Angleterre se prolongent jusque tard dans la nuit. Plus d’une dizaine d’entre eux manquent à l’appel : professeurs d’université, enseignants de Grande-Bretagne, France, États-Unis ou Canada ont été empêchés, eu égard aux périodes d’examens. Mais ceux qui sont venus — ingénieurs, médecins, juristes — sont, comme nous-mêmes, attendris en évoquant avec indulgence et affection leurs rêves juvéniles. De même qu’en temps de guerre ils furent sur tous les fronts, eh bien, aujourd’hui, ils participent, avec leurs modestes moyens, mais avec dévouement, aux projets économiques et à la vie publique en France.

Un de mes camarades des bancs d’école, ingénieur en chef d’une usine de câbles s’adresse à moi :

« — J’aimerais tellement rester un jour ou deux ! Mais dès lundi, mon entreprise reçoit un groupe d’ingénieurs arrivant de Pologne. Je veux être présent, je veux qu’ils rentrent au pays en étant plus avertis de ce que nous avons construit ici pour d’autres. »

Quel curieux rassemblement ! pensais-je. Personne pour se vanter, se plaindre, grogner. Encore capables de rêver ! Et ils rêvent. Soudain, le professeur Marcel Malbos, Français de pure souche mais le plus vrai des patriotes polonais que je connaisse, demande le silence :

« Écoutez, nous allons chanter “Lulajże, Jezuniu”

— Mais, Professeur, c’est un cantique de Noël, on ne le chante qu’à cette occasion !

— Aucune importance, c’est une tellement belle mélodie ! »

Que pouvions-nous faire ?… Nous chantâmes, et, doucement, instinctivement, reprîmes en chœur, à quatre voix, comme soutenus et dirigés par l’invisible baguette de notre regretté professeur Berger, formidable mathématicien et maître de chœur.

Dimanche, jour J de la manifestation… Depuis ce 27 juin, une des rues principales de Villard-de-Lans porte le nom de Lycée polonais Cyprian Norwid.

On découvre la plaque commémorative scellée sur la façade de l’hôtel du Parc : « Ici, dans l’ancien hôtel du Parc, fut installé d’octobre 1940 à juin 1946, le Lycée polonais Cyprian Norwid, seul établissement d’enseignement secondaire en Europe occupée. » Suivent les allocutions de circonstance. Le premier à prendre la parole est André Ravix, suivi par Wacław Godlewski. C’est ensuite le tour d’un des chefs rescapés de la Résistance et, pour finir, un discours enflammé du consul de Pologne de Lyon. Sans émettre de jugement sur la qualité de tel ou tel discours, je constate qu’ils rivalisent par la justesse des métaphores, la recherche de la beauté des phrases, une rare inspiration.

La chorale entonne l’hymne polonais « Jeszcze Polska nie zgineła », puis La Marseillaise. Des étudiantes de Gdansk et les participants français présents à mes côtés ne cachent plus leurs larmes. Moments solennels, émouvants, où on sent que les liens fraternels sont aussi sincères et vifs qu’au temps de la dramatique épreuve.

Le déjeuner nous rassemble dans la grande salle à manger de l’hôtel du Parc et les chants choraux retentissent une fois encore dans ses murs. Et quand le soir, à l’hôtel Alsace, ceux d’ici et ceux de là-bas ont du mal à se séparer, se promettant des « revoyures » prochaines, les amis français, cédant une fois encore à notre frénésie, à notre fureur de vivre traditionnelles, allument un feu sur la place du marché et nous entraînent à danser et à chanter jusqu’à l’aube.

Ainsi se terminent ces journées commémoratives, un de mes plus chers et plus heureux souvenirs, un bel hommage à la mémoire de nos disparus. Nos amis français se souviennent de nos héros, ils les gardent dans leur mémoire et dans leur cœur. Ils déposent des fleurs au pied d’un monument portant les noms de ceux qui sont tombés lors des combats communs. Ce monument, dans le style des chapelles montagnardes de Pologne, est l’une des douze stations du chemin de Croix qui serpente non loin de la route conduisant de Villard-de-Lans à Vassieux, là où ont eu lieu les plus sanglants combats entre les Résistants et les Allemands.

Et chez nous, en Pologne, qu’avons-nous fait pour garder vivace cette mémoire, pour la perpétuer, pour la préserver de l’oubli ?