Printemps 1946, au-dessus de Lans-en-Vercors sur le plateau des Ramées, autour des professeurs Józef Mul (cravate rayée) et Stefan Wrona (cravate unie).

Malewski Stanisław

— Élève

Malewski Stanisław

3e année de gymnase 1945-1946.

Stanisław Malewski est né le 4 avril 1929 à Chrzanów, voïv. de Cracovie, Pologne.

Pendant l’occupation de son pays, il suit des cours clandestins organisés par un collège de Varsovie. Sa famille survit à l’insurrection de la capitale.

Début octobre, Stanisław et son père sont embarqués dans un train en direction de l’Allemagne. Long périple au bout duquel Stanisław se retrouve à Villard. Il n’y reste qu’un trimestre qui, dit-il, change son destin.

Il retourne en Pologne, finit ses études, travaille toute sa vie dans l’aviation et la construction d’hélices. Il est très actif dans l’organisation de réunions de Villardiens en Pologne. Il est l’élément moteur du recueil Nasza Szkola.

Il décède brusquement un an après sa publication (1998).

Ce texte fait partie du recueil Nasza Szkola, intégré dans notre livre Notre école

J’ai rejoint le collège et le lycée Cyprian Norwid de Villard-de-Lans alors que son époque héroïque appartenait déjà au passé. L’Allemagne avait été vaincue, une victoire à laquelle beaucoup d’élèves de cet établissement avaient participé. Or, c’était les Allemands qui avaient provoqué malgré eux la création de cette école tout comme la migration forcée de centaines de jeunes Polonais, filles et garçons.

Ma pérégrination a commencé après l’insurrection de Varsovie que j’avais passée en plein centre de la capitale polonaise avec mes parents et mon frère. J’avais alors 15 ans. Quand l’insurrection fut vaincue, le 4 octobre 1944, nous avons gagné Ursus et, dès le lendemain, mon père et moi fûmes contraints de monter dans un train de marchandises qui partait pour l’Ouest. Maman et mon jeune frère furent libérés et purent rester en famille en Pologne.

Notre voyage dura plusieurs jours. Le train s’arrêtait rarement dans les gares. La première était celle de Poznań où l’on nous a donné de l’eau, des fruits, et, plus important que tout, de l’oignon ; à cette étape, nous avons été confortés dans l’espoir qu’on nous emmenait en Allemagne pour y travailler et non pas à Auschwitz. En revanche, notre convoi stoppait au moins une fois par jour en pleine campagne. L’espace dégagé alentour était indispensable aux soldats pour nous surveiller. On nous donnait alors le signal qui permettait de descendre pour nos besoins incontournables. En retournant au train, il nous fallait faire très attention où nous posions les pieds, car nous étions tout de même plus de mille cinq cents. Par ailleurs, le train s’arrêtait également quand il se trouvait dans un secteur où une alarme aérienne se déclenchait. Si au moment de celle-ci il était dans une gare, il repartait aussitôt pour stopper hors de la ville.

Un jour, il n’y est pas parvenu. C’était à Bochum, de nuit. Il quitta la gare pour s’arrêter sur les hauteurs bordant la ville quand un tapis de bombes commença à pleuvoir. Cela dura près de deux heures. Quatre wagons furent atteints par des bombes incendiaires et une vingtaine de personnes périrent. De l’endroit où nous étions arrêtés, on voyait toute la ville. Elle brûlait comme un immense feu de camp qui grandissait au fur et à mesure des largages.

Le lendemain, nous arrivâmes à destination : Wesel, sur le Rhin, et un camp à partir duquel on allait nous disperser vers différentes localités. Au crépuscule, il y eut une alarme aérienne. On s’aperçut que c’était encore la région proche qui était visée, cette fois le pont du Rhin à quelques centaines de mètres de nos baraquements. Ce pont avait attiré notre attention un peu plus tôt à cause de ses ballons protecteurs flottants au-dessus. L’attaque a été menée par un ou deux avions volant très bas. Nous n’avons pas pu voir le résultat du bombardement.

On nous a envoyé travailler aux hauts fourneaux Krupp à Essen. Avec six ou sept camarades de mon âge, nous devions charger des wagons avec du bois de bouleau dont des quantités considérables étaient stockées sur une hauteur de plusieurs mètres près des grands fours. Quasiment chaque jour, il y avait des alarmes aériennes et l’on en percevait les impacts sonores, mais aussi lumineux la nuit, dans les localités environnantes. Nous nous y sommes habitués et, en sus, nous en étions très contents, car c’était pour nous une forme de vengeance pour ce qui était arrivé à Varsovie. Nous étions quelque cinq cents Polonais tous originaires de la capitale et une centaine d’Ukrainiens à vivre au camp, en pleine campagne, à la périphérie de la ville.

Fin octobre, une nouvelle alerte a retenti qui nous concernait de nouveau. Le tapis de bombes sur Essen a commencé à minuit pour durer deux heures. Par chance, aucune bombe n’a frappé notre camp, les plus proches tombant à quelques mètres. Le spectacle était fascinant. L’espace était rempli d’une lumière multicolore dont l’intensité ne cessait de varier. Cela allait du rouge couleur sang des incendies au sol, jusqu’à l’orange, le vert ou le mauve des geysers des bombes à phosphore, jusqu’aux bandes métalliques, couleur étain aux diverses nuances, que formaient dans le ciel au moment de leur largage les grappes de bombes. Tout cela était entrecoupé par les tirs des batteries antiaériennes filant vers le haut telles des perles, et par les lumières croisées des projecteurs. Et sous nos pieds, la terre tremblait !

Au petit matin, nous avons été réunis pour partir en colonne par quatre à la gare centrale dégager les gravats. Très vite, nous avançâmes en cohorte désorganisée. Il fallait grimper et descendre des monticules de terre et de pierres ou passer dans les trous laissés par les bombes. Après quelques heures de cette marche, vers midi, nous arrivions à la gare quand les sirènes se mirent de nouveau à hurler, annonçant une attaque aérienne. Fébrilement, nous nous mîmes à chercher un abri, mais comme nous étions nombreux, on ne voulait nous laisser entrer nulle part. Finalement, on nous dirigea vers un refuge sous une usine. Il était complètement vide, car juste devant, dans la rue, s’était figée une bombe non explosée, mais qui pouvait le faire à tout instant. Il arrivait qu’elles explosent le lendemain, par exemple.

Nous avons attendu l’arrivée des avions. La journée était chaude et le temps très beau, le ciel sans un nuage. Nous sommes restés assis dans la cour de l’usine à nous chauffer au soleil. Personne ne nous dérangeait, il n’y avait plus d’Allemands en vue. Enfin, le grondement vague puis de plus en plus puissant des avions se fit entendre. Ils arrivaient par un côté où ils avaient vue sur notre cour. Nous regardions tous le ciel avec intérêt, car nous avions du mal à croire que la ville allait être bombardée une deuxième fois en douze heures. Les avions volaient très haut et il aurait été difficile de les voir si ce n’étaient les travées de condensations qu’ils laissaient derrière eux. Deux chasseurs ouvraient la voie à des formations de bombardiers quadrimoteurs. Nous avons commencé à compter combien il y en avait. Dans chacune des trois premières, nous en avons compté plus de trente. En portant nos regards plus loin vers l’endroit d’où elles arrivaient, nous avons vu un véritable fleuve de ces formations jusqu’à l’horizon. À ce moment-là, les deux chasseurs arrivés presque au-dessus de nous s’écartèrent et, sitôt après, nous avons entendu le sifflement des bombes. Dans la panique, nous avons gagné l’abri. Le bâtiment trembla et fut pris de sursauts pendant deux heures tandis que nous nous donnions du courage en nous répétant que les Allemands avaient dû correctement construire ce refuge chez eux et pour eux, sans recourir à du matériel de remplacement.

Après ce bombardement, il n’était plus question de déblayer. Tout était en feu. Nous avons pris le chemin de retour « à la maison ». Il commençait à faire sombre au moment où nous approchions du camp, aussi avons-nous d’abord mis sur le compte de l’obscurité le fait que nous n’apercevions pas nos baraquements. En fait, ils n’étaient plus là ! Les plus grosses poutres rougeoyaient encore. Tous les Polonais étaient saufs — plusieurs étaient restés pour du travail à proximité. Une bombe était tombée sur l’abri des Ukrainiens et il y eut beaucoup de morts chez eux. La cavité qu’elle avait laissée faisait plus de vingt mètres de diamètre.

Ce soir-là, nous avons dormi dans une salle de sport de la ville voisine, Müllheim-Ruhr. Le lendemain, on nous a divisés en groupes et, avec cinq autres personnes, j’ai été envoyé à Emailen-Hütte près de Magdebourg, en Bavière, dans un petit atelier privé où je forais des trous dans des poignées pour couvercles de poubelles.

Je cassais beaucoup de forets, on me retira donc leur prix de mon salaire et il ne me resta qu’un mark et demi à la fin de la semaine. Le chef fut très ennuyé en me payant ce maigre salaire. La nourriture était peu calorique même si elle était appétissante. Une Allemande, une ménagère du coin, nous préparait nos déjeuners. Elle recevait peu de produits, mais compensait par les assaisonnements, de sorte que du chou qui flottait dans une grande quantité d’eau avait un excellent goût. Je complétais mon alimentation par des pommes de terre trouvées dans un champ dont la terre était déjà labourée. C’était le mois de novembre, après la pluie le sol hersé était blanc de pommes de terre, il y avait aussi des champignons poussant en nombre dans les taillis proches, personne ne les ramassait, pas plus que les pommes de terre. Des Russes dont quatre familles travaillaient à l’atelier — chacune de trois générations : grands-parents, parents, enfants —, me donnaient du sel. Ils en avaient emporté de Russie, un sac par famille, et c’était leur plus grand trésor.

Après trois semaines à Emailen, Krupp réclama son personnel et on nous emmena à Blankenburg dans la montagne du Hartz. Le travail y était très dur. Plusieurs salles de production des munitions avaient été détruites lors de récents bombardements. Elles étaient littéralement rasées. Plusieurs centaines de prisonniers, surtout des Polonais, y étaient regroupés pour nettoyer le terrain. Le travail consistait notamment à sortir de terre à mains nues les armatures en fer déformées de la construction détruite.

Tout ce temps, j’étais avec mon père. Au bout de deux jours à cet endroit, il décida que nous allions nous enfuir. Mais pour où ? La Pologne ! Le soir du troisième jour, nous sommes allés à la gare acheter des billets pour une destination qui n’excédait pas cinquante kilomètres, car au-delà il nous aurait fallu une autorisation. Nous sommes montés dans un train en direction de Halle, Leipzig, Dresde et Görlitz. Nous stoppions tous les quarante - cinquante kilomètres pour acheter de nouveaux billets. Nous allions aux caisses et si le train n’était pas reparti nous le reprenions en faisant attention de monter dans un wagon dont le contrôleur ne nous connaissait pas. Dans les gares plus importantes, nous nous arrêtions plus longuement pour manger au restaurant : des glaces ou du hareng avec des pommes de terre, car ils ne nécessitaient pas de tickets de rationnement. Un jour, nous avons mieux mangé. Nous étions assis à la même table qu’un officier d’aviation allemand. Quand il a vu que nous ne pouvions pas commander par manque de tickets, il a donné les siens au garçon et nous a fait servir. Juste avant, il nous avait dit reconnaître en nous, à notre accent, des Lettons. Évidemment, la politesse nous empêcha de le détromper.

Nous avions parcouru plus de trente kilomètres et nous étions presque à Görlitz — Zgorzelec en polonais, mais à l’époque la Pologne était encore loin — quand deux messieurs en manteaux de cuir sont entrés dans notre wagon. Outre les billets de transport, ils demandaient également les Ausweis. Ils arrivaient à nous alors que le train s’arrêtait dans une gare et poursuivirent leur contrôle. Nous avons montré nos Kennkarte (NdA : cartes d’identité données par les Allemands aux habitants des pays conquis) de Varsovie. Ils s’étonnèrent que nous voulions nous rendre dans une ville où il n’y avait plus rien. La police nous emmena en simple détention au poste de la ville. Nous passâmes toute une semaine dans une cellule en compagnie remarquable de vingt messieurs représentant douze nations européennes. Il y avait également là un Allemand qui avait tué un cochon. Apparemment, les végétariens sévissaient déjà !

Notre passage devant le juge arriva. Nous étions accusés d’avoir abandonné notre travail sans autorisation. Il y avait un traducteur et, me semble-t-il, quelque chose comme un défenseur. J’ai été relaxé en tant que mineur non responsable de ses actes et dirigé vers le camp de travail local. Mon père, quant à lui, a été envoyé au camp de concentration de Gross Rosen. Son destin est à part. Il me suffira d’écrire qu’il s’enfuit de là-bas pour me retrouver dans l’usine vers laquelle j’avais été envoyé, à Görlitz. Comme à cet endroit les conditions de travail et la nourriture étaient exceptionnellement bonnes, il s’y fit également embaucher.

Görlitz donc, et ses ateliers de réparation de moteurs de voiture. L’usine comptait dans les deux cents personnes, en majorité des Belges et des Hollandais. Les Polonais étaient une quinzaine, femmes et hommes. L’établissement, privé d’abord, avait été fondé en Belgique. Il était dirigé par un Allemand, sa femme et un autre Allemand, un contremaître et puis un Letton qui était deuxième contremaître. L’entreprise fut militarisée dès le commencement de la guerre et transférée à Varsovie. Avec la retraite allemande, le front Est s’en rapprochait, aussi l’usine fut déplacée à Görlitz. Nous habitions tous du côté ouest de la Neisse dans un camp appelé Vomag Lager.

J’ai parlé de la nourriture. Ces ateliers étaient installés à chaque fois sur des terrains de la Wehrmacht. Par la force des choses, nous prenions nos trois repas à la caserne et les plats de la cuisine militaire étaient en conformité avec les rations alimentaires prévues pour les soldats. À un moment donné, alors que le front approchait de Wrocław, on nous a attribué un supplément « de front » comme à tous les soldats qui se trouvaient là. Moi, en tant que mineur, j’avais droit à une ration supplémentaire sous forme de pain, margarine et marmelade ou fromage. Par ailleurs, ma journée de travail était ramenée à six heures. Nous étions deux dans ce cas. Nous devions balayer la salle une fois par jour et aider les Belges au montage des moteurs en les secondant. Comme je l’ai écrit, les ateliers avaient été installés à Varsovie pendant plusieurs années aussi les Belges avaient appris assez de polonais pour que nous puissions nous comprendre.

Février est arrivé, le front était très proche. Les Allemands ont entrepris l’évacuation des ateliers, y compris tous les moteurs à réparer, les machines et les ouvriers. Le matériel fut chargé sur des wagons, les hommes reçurent l’ordre de suivre à pied, sur une distance à peine conséquente, juste trois cent cinquante kilomètres jusqu’à Meiningen près d’Eisenach. Des chariots à deux roues avec de longs limons et des courroies avaient été construits, conçus pour vingt personnes et leurs biens, tirés par dix personnes. Nous Polonais avons eu droit à un chariot plus petit. Mon père et moi ne possédions en tout et pour tout qu’un sac à roulettes en bois pour faire des courses et une couverture, mais il y avait une famille de quatre personnes qui a rempli le tiers du chariot avec ses affaires, et trois femmes avec des petits enfants et beaucoup de balluchons.

Nous avons tiré solidairement le chariot tour à tour, mais seulement jusqu’au premier arrêt qui était à Bautzen ; ces quarante-deux kilomètres ont été faits dans la journée. Après la nuit passée dans des granges, notre groupe polonais a tout aussi solidairement annoncé qu’il n’irait pas plus loin. Nous avions mal aux pieds et plus de forces. Le contremaître qui suivait la colonne en voiture et devait prévoir les arrêts où nourrir son monde nous a fait une attestation disant qu’un tel et un tel travaillaient pour son entreprise. Après quoi, il s’en est allé. Les Belges et les Néerlandais poursuivirent le chemin en convoi, car la direction leur convenait. Quant à nous, nous espérions pouvoir attendre dans le coin l’arrivée du front. Grâce à l’attestation, nous nous sommes installés dans un grand bâtiment préparé pour héberger des milliers d’Allemands : des civils qui fuyaient ou qui étaient évacués de force vers l’Ouest par les autorités allemandes. C’était très bien organisé. Tous recevaient des repas, surtout dans les gares de chemin de fer, sans avoir à présenter le moindre document ; ils pouvaient se reposer un jour ou deux dans les grandes villes-étapes et avaient droit aux soins médicaux.

Au troisième jour, nous avons remarqué que l’un des responsables de l’établissement où nous dormions passait de chambre en chambre avec des hommes inquiétants coiffés de chapeaux ; il leur montrait et expliquait quelque chose. À leurs regards, nous avons compris que nous étions concernés. Un quart d’heure après leur sortie, nous avons filé. Nous sommes allés à la gare, décidés cette fois à nous diriger vers Meiningen. Nous en étions arrivés à la conclusion que rester sur place était trop dangereux.

En quelques jours, nous étions à Meiningen. En route, dans la nuit du 13 au 14 février, notre train avait stoppé à cause d’une alerte aérienne. Il était à dix kilomètres de Dresde. Le spectacle rappelait celui de Bochum ou d’Essen, celui d’une nouvelle ville en feu. J’ai appris plus tard que le bombardement avait duré dix-sept heures. La ville avait brûlé pendant quatre jours.

Nous aurions pu être à Meiningen une demi-journée plus tôt, mais au moment de monter dans le train à Eisenach pour la vingtaine de kilomètres restants, il y a eu une alerte. Nous avons passé une heure dans un abri, car cela tapait dur à proximité. Une fois à Meiningen, nous avons compris que cette ville était précisément l’objectif du bombardement.

Nous avons eu la chance de retrouver notre contremaître. Il était furieux de notre retard de deux semaines. Il hurlait, mais il nous a assuré le gîte et le couvert dans un hangar technique où les premières machines étaient déjà installées. Nous ne voulions rien de plus. Notre bâtiment se trouvait dans une caserne transformée en un immense hôpital militaire ; ce baraquement était le seul à ne pas avoir une croix rouge peinte sur son toit. Pour être en conformité avec la législation, il était séparé des autres par une clôture avec une entrée indépendante.

Début mars, nous avons accueilli Belges et Hollandais, puis, le mois suivant, plus chaleureusement encore les Américains. À partir de là, on nous a transféré dans des camps de DPS (NdA : personnes déplacées) de plus en plus importants. Nous avons fêté la fin de la guerre, le 8 mai 1945 à Mainz ; les Français, qui étaient majoritaires, m’ont surpris, car ils dansaient sur l’air de la Marseillaise à n’en plus pouvoir. Nous étions à peine une vingtaine de Polonais. Des Américains d’origine polonaise qui avaient pris contact avec nous me proposèrent de travailler aux cuisines. J’ai pu alors observer comment ils se conduisaient, ce qu’étaient chez eux les relations entre les officiers et les simples soldats. J’ai travaillé avec eux à peu près un mois au cours duquel je n’en ai jamais vu un se mettre au garde-à-vous. En plus, ils saluaient la tête découverte. Le contraste était frappant avec les usages de l’armée allemande que j’avais eu tout « loisir » d’observer pendant cinq années de guerre.

Début juin, je me suis retrouvé dans un camp de DPS installé dans l’ancienne caserne militaire d’une localité appelée Landstuhl, près de Kaiserslautern. Il y avait là six mille Polonais sous administration polonaise avec une église, un cinéma, des terrains de sport et une école pour les enfants. Des soldats polonais venaient nous voir lors de leur permission. Ils appartenaient aux corps de garde de l’armée américaine stationnés dans la ville proche de Metz où ils gardaient d’immenses magasins militaires. Ils avaient un chapelain qui passait souvent à Lanstuhl. Entre autres activités, ce dernier organisa un pèlerinage à Lourdes auquel je pris part avec un groupe de plusieurs dizaines de personnes. Lors de l’une de ses visites au camp, ce prêtre parla d’examens d’entrée dans un lycée polonais qui auraient lieu à Paris. Nous étions une vingtaine de filles et de garçons en âge d’aller à l’école. Il nous a donné l’adresse et les dates des épreuves. J’ai été le seul à me décider.

Voyager était aisé à ce moment-là. Il suffisait de se poster au bord d’une route et d’agiter le bras. Les chauffeurs des camions américains s’arrêtaient toujours. J’ai passé l’examen d’entrée en quatrième, car j’avais terminé la cinquième en suivant les cours clandestins du collège Zamoyski avant l’insurrection de Varsovie. À ces cours, nous étions par groupes de six élèves, la durée et le nombre d’heures étaient normaux, les professeurs très exigeants, de sorte que nos connaissances étaient impeccables. Aujourd’hui encore, une grande partie de mes connaissances générales remontent à cette unique année de cours. De ce fait, le résultat de l’examen que j’ai passé à Paris a été bon. Mais je n’en savais rien et on me dit de retourner en Allemagne en attendant. Par ailleurs, j’ai été informé que les cours auraient lieu à Paris ou bien à Lille.

Quelque temps plus tard, j’ai appris que j’étais reçu et que je devais me présenter à Villard-de-Lans, près de Grenoble, aux derniers jours de septembre. À ce moment-là, aller en France était devenu plus compliqué, car les frontières se refermaient, mais la vieille méthode de l’auto-stop auprès de chauffeurs américains — et si c’étaient des noirs, c’étaient encore mieux —, marchait parfaitement, car les Français n’avaient pas le droit de stopper les véhicules militaires américains.

À Metz, je me suis présenté chez mon chapelain, qui s’est adressé à son chef. Celui-ci m’a délivré un ordre de mission pour Villard et, au détour, m’a promu au grade de sergent. Je n’étais sans doute pas en tenue très réglementaire, car mes chaussures, mon pantalon, ma chemise et mon manteau étaient américains tandis que mon blouson venait d’un uniforme de tirailleur alpin allemand et il était très chaud. En revanche, je n’avais aucun signe distinctif de ma charge.

Les gendarmes qui contrôlaient les « personnes militaires » dans le train m’ont considéré avec suspicion, mais comme il leur était impossible de m’interroger — je ne parlais pas le français et eux ne comprenaient pas ce qui était écrit sur mon laissez-passer si ce n’est les noms des localités —, ils m’ont laissé tranquille et ne se sont pas compliqué la vie.

À Villard, tout m’a plu d’emblée. Les montagnes, l’hôtel, les classes avec leurs tables placées autour de la salle et la chorale. Le professeur Berger m’a fait entrer à la chorale dès les premiers jours. Ma voix avait une grande tessiture. Il m’a fait faire des gammes puis, comme ennuyé, il me dit : 

« – En ce moment, nous avons trop de ténors, tu pourrais peut-être chanter avec les basses ? »

Au bout de deux semaines, le conseil pédagogique m’a fait passer de quatrième en troisième. J’en ai été très heureux, car ainsi je gagnais une année. Cela a satisfait sans doute également le professeur Malbos parce qu’en quatrième j’avais été élu chef de classe. Comme il est normal, les professeurs s’adressent souvent au chef de classe avec des questions générales concernant les élèves ; or, le professeur Malbos ne trouvait en aucune manière langue avec moi, car il ne connaissait pas le polonais ni moi le français. Nous avions besoin d’un traducteur, ce qui l’agaçait beaucoup.

Avec mes camarades, les relations ont aussitôt été agréables et amicales. Ceux de France étaient nombreux à ne recevoir aucun argent de leurs parents ou très peu. Quant à moi, j’étais à l’aise, car je bénéficiais d’une bourse assez importante de la Croix rouge polonaise. Je pouvais donc leur payer assez souvent un billet de cinéma et eux me traduisaient en retour les dialogues.

Je me souviens des excursions en montagne avant la tombée des neiges, puis les glissades en luge ou bobsleigh, les batailles de marrons sortis du réfectoire dans nos chaussettes et bien d’autres petits faits. Je ne suis pas resté très longtemps à Villard, juste le premier trimestre, mais ce bref séjour m’a laissé des souvenirs pour toute ma vie et ils se sont enrichis des rencontres entre anciens qui ont eu lieu ensuite. Ma vie et le métier que j’ai choisi auraient été différents, car en Pologne je serais allé dans une autre classe, j’aurais rencontré d’autres camarades, d’autres circonstances et tout cela influence le cours de la vie.

J’ai quitté Villard quand, de Landstuhl, on m’a informé qu’un transport de rapatriement vers la Pologne aurait lieu. Tous mes proches étaient en Pologne et je voulais être avec eux.

J’ai terminé mes études d’aviation à l’École Polytechnique de Varsovie, je me suis toujours occupé de la construction d’avions et tout particulièrement de leurs hélices. Le métier qui est le mien m’a donné beaucoup de satisfactions et je l’ai toujours accompli avec plaisir.