Printemps 1946, au-dessus de Lans-en-Vercors sur le plateau des Ramées, autour des professeurs Józef Mul (cravate rayée) et Stefan Wrona (cravate unie).

Kundegórski Kazimierz

— Élève

Kundegórski Kazimierz

3e année de gymnase 1945-1946.

Kazimierz Kundegórski est né le 29 juillet 1930 à Puszcyków (Pologne).

Il a onze ans quand il rejoint son père, colonel de l’armée de l’air, à Lyon, et quinze quand il arrive au lycée de Villard. Il a du mal à accepter l’ambiance délétère qui s’installe, s’insurge contre l’influence des communistes, est renvoyé du lycée.

Il rejoint l’école des Cadets de l’Armée polonaise en Italie puis en Angleterre et retourne en Pologne en 1947.

Études à l’académie d’agriculture, carrière au ralenti dans l’industrie agraire pour cause de sentiments anticommunistes, bien qu’il ait caché consciencieusement aux autorités son passage à Villard.

Il adhère à Solidarność, participe enfin aux réunions de Villardiens, prend sa retraite à Poznan où habitent d’autres Villardiens avec qui il entretient une vive amitié.

Ce texte fait partie du recueil Nasza Szkola, intégré dans notre livre Notre école

J’ai quitté la Pologne en 1941 pour rejoindre mon père, colonel d’aviation, qui avait combattu lors de la campagne de France à partir de Lyon-Bron. Après la débâcle, j’ai séjourné dans divers refuges polonais, le plus longtemps à Challes-les-Eaux. J’ai aussi fréquenté le collège de Chambéry. Je suis arrivé à Villard-de-Lans en 1945. Mon plus grand rêve — étudier dans un établissement polonais — se réalisait.

1944. Après les journées difficiles de libération, les combats de la résistance de Savoie, les règlements de comptes souvent sanglants et impitoyables, il y a eu enfin la rencontre de la diaspora polonaise locale avec De Gaulle à Chambéry :

« — La Pologne sera libre ou indépendante, je vous l’assure », avait-il déclaré.

Tout à mon enthousiasme, je décidai de rejoindre les rangs de l’armée française, le régiment local des chasseurs alpins. L’officier recruteur calma rapidement mon entrain :

« — Quinze, ans, c’est trop jeune ! Il faut étudier ! Et donc à Villard ! »

Je fus donc accepté à Villard après avoir passé l’examen d’entrée qui eut lieu de façon très officielle à Lyon pour une partie des « volontaires ». J’allais rejoindre la classe de Troisième, admis dans cet établissement inscrit dans la légende du Vercors avec son patriotisme, son éducation civique issue des meilleures traditions et son excellent niveau d’enseignement. J’étais heureux.

Le début de l’année 1945-1946 comportait beaucoup de cérémonies grandioses. L’ambiance était merveilleuse, chargée de patriotisme et d’enthousiasme. Tout le monde — professeurs comme élèves — respirait après ces années d’horreurs qu’avaient été la guerre et l’occupation. La plupart des jeunes que je rencontrais venaient de l’immigration « ancienne », surtout dans les classes de collège. Je me suis vite bien entendu avec eux, car j’avais été à l’école française.

Dans les classes de lycée, il y avait surtout des exilés. À Challes-les-Eaux, j’avais fait la connaissance de Helenka et Józio Szaszkiewicz ainsi que de Witek Dominirski. Ce dernier avait failli être fusillé par les Allemands battant en retraite, il y avait échappé miraculeusement en sautant du camion qui transportait les otages. Il y avait des élèves qui arrivaient de camps de concentration comme Paweł Kosiński. Leur santé était très mauvaise. Il y avait aussi des membres de la résistance polonaise de Varsovie comme Stanisław Kubalski en Terminale.

Je ne savais pas encore vraiment ce que je voulais faire ni si j’allais rentrer en Pologne, j’ignorais ce qui se passait vraiment là-bas. L’ambiance à l’école était comme je l’avais rêvée : outre le travail scolaire, il y avait la chorale avec le directeur Berger, le scoutisme polonais, le sport, les expéditions à ski, les cours de danse, etc.

Après Noël, l’ambiance changea surtout parmi les exilés très au fait de la politique. Nous venions surtout de comprendre qu’il n’y aurait pas de Pologne libre, qu’elle serait sous influence soviétique. Nous écoutions parfois les récits des anciens de l’AK comme ceux des soldats du IIe Corps polonais stationné en Italie. Radio Londres restait très réservée dans ses évaluations de la situation en Pologne. En revanche, les journaux du IIe Corps tel Orzeł Biały [Aigle blanc] ne nous laissaient aucune illusion.

Notre établissement fut placé sous le contrôle et la direction du gouvernement de Lublin par le biais de l’ambassade polonaise de Paris. Il fut soumis à une propagande et une pression politique croissante.

La situation devint vraiment complexe avec l’arrivée de Stefan Wrona, un agent du pouvoir communiste. Un enseignement « Savoir sur la Pologne » fut instauré, le camarade Wrona s’en chargeant personnellement. Tout de propagande et de haine, ces cours calomniaient tout ce dont nous nous souvenions comme positif dans la Pologne d’avant-guerre et que nous vénérions. Wrona nous dictait ces absurdités et nous demandait de les apprendre par cœur.

Une grande partie des exilés se refusait à accepter cette situation et opposait une résistance passive à l’action politique de Wrona. Nous continuions à dire le bénédicité avant les repas, nous fréquentions l’église ensemble. Des groupes se formaient pour comprendre ce qui était en train d’arriver, surtout en Pologne. Nous voulions une Pologne juste pour tout le monde, démocratique, mais indépendante.

L’activité de Wrona trouva un terrain partiellement favorable chez les élèves issus de l’immigration, ce qui n’était pas surprenant. Leurs parents avaient été obligés de quitter la Pologne d’avant-guerre pour des raisons économiques, par manque de travail et de revenus. Wrona savait en tirer parti, mais il ne tenait pas compte des difficultés de notre pays à peine sorti de cent ans de démembrement, des destructions de deux guerres — la Grande Guerre de 1914-1918 et celle contre les bolcheviks de 1920 —, des difficultés économiques de la crise mondiale de 1929 qui avait durement atteint un pays économiquement faible.

Les jeunes rêvaient d’une Pologne équitable et démocratique, mais comme ils allaient être déçus des cinquante années d’activité des supérieurs du Camarade Wrona ! Je crois que nos enseignants, dans leur majorité, étaient conscients de nos réticences aux changements qu’on nous imposait et du climat qui s’instaurait. Tout cela leur faisait de la peine tant c’était désespérant.

La situation devint également tendue hors de l’établissement. Des affrontements politiques se jouaient à Villard. Les Français, nation républicaine par tradition, ne voulaient pas, pour une majorité d’entre eux, subir l’influence du parti communiste. Des slogans apparurent sur les murs des villes : « Communisme = Fascisme ». Heureusement, le général de Gaulle se rendit maître de la situation sans plus de dégâts.

Au lycée, la situation atteignit un point de non-retour quand, dans la salle à manger de l’hôtel du Parc, furent accrochés les portraits des membres du gouvernement de Lublin, Bolesław Bierut, Osóbka-Morawski et Rol-Żymirski. Pour nous, c’était insupportable. Nous décidâmes donc de les décrocher pour les détruire. Cela fut fait une nuit et à la place de ces dignitaires nous mîmes le portrait du général Władysław Anders qui, pour nous, faisait office de remplaçant du chef suprême. Le matin, après un moment de consternation, la plupart des élèves réagirent avec joie par des applaudissements.

Le conseil pédagogique se rendit compte du sérieux de la situation d’autant plus que Wrona, quasiment fou de rage, exigeait des sanctions et voulait trouver les coupables.

L’ambassade polonaise de Paris intervint énergiquement. Il y eut une enquête, on menaça de fermer le lycée. Au bout du compte, il fut décidé que si les coupables ne se dénonçaient pas, la classe de terminale, la plus suspecte, serait fermée. L’équipe de camarades qui avaient agi, soucieux des élèves de terminale, décida que l’un de nous se dénoncerait pour le bien de tous. Il y eut tirage au sort et ça tomba sur moi.

J’avouai devant le conseil pédagogique, déclarant que c’était un « acte irréfléchi ». Le vice-directeur Wrona m’interrogea pendant plusieurs mois pour savoir qui il y avait eu d’autre. Il ne me croyait pas. Il essaya de me sensibiliser politiquement, mais je ne lui révélai rien. Ce qui fut le plus dur pour moi, c’était d’avoir été radié du scoutisme par le commandant du groupe de l’école. J’étais devenu le citoyen indigne de la Pologne populaire naissante. Le scoutisme polonais de Villard était devenu « rouge ».

J’ai été autorisé à terminer l’année scolaire avant d’être radié. Je pense qu’Ernest Berger, le directeur, était intervenu avec fermeté en ma faveur et n’avait pas permis que je sois renvoyé sur-le-champ. Un comité d’aide amicale fut organisé en secret pour me trouver une école indépendante du gouvernement de Lublin. Lors d’un conseil nocturne secret, on me proposa deux écoles, l’une dans le nord de la France, l’autre près du IIe Corps polonais stationné en Italie.

J’ai choisi l’Italie et l’École des Cadets. C’était une « petite Pologne ». En 1947, avec toute l’École, j’ai été transféré en Angleterre. La même année, j’ai regagné la Pologne pour retrouver ma famille qui me manquait beaucoup.

Au temps de la République populaire polonaise, j’ai connu des difficultés pour avoir été à l’école des Cadets du IIe Corps, des ennuis au travail, l’interdiction de travailler dans les districts de Środa et Śrem, divers harcèlements. Je n’ai pu terminer mes études que tardivement à la faculté d’Agriculture de Poznań.

Dans la Pologne communiste, je n’ai donc jamais parlé de mon séjour à Villard, j’ai réussi à le cacher. Pour les mêmes raisons, je ne n’ai pas participé aux réunions des anciens avant 1990.

Quand je réfléchis aujourd’hui à ma jeunesse et à nos intuitions, je pense que nous avions raison et cela s’est confirmé en 1989. Désormais le communisme s’est effondré et la Pologne renaît même si c’est avec difficulté.

J’ai passé peu de temps à Villard, à vrai dire, mais mon séjour a été dans ma vie comme un rayon lumineux bienfaiteur. J’ai été fasciné par la légende des aînés de mes camarades, ceux qui ont péri comme ceux que j’ai connus. Cela m’a donné des valeurs pérennes qui permettent de tenir dans les pires circonstances.

À Poznań, nous sommes un petit groupe de Villardiens : Władek Żegota-Rzegociński, Genek Wilk, Olgierd Romeyko et moi. Władek le préside, évidemment. N’est-il pas une légende vivante, un homme de caractère dont le destin et les actions pendant la guerre pourraient remplir plusieurs biographies ? Nous sommes en relation avec nos amis et amies. Władek affirme que nous avons plus de liens avec nos amies.

J’ai écrit ces quelques mots à la demande de mes collègues pour témoigner du temps des changements à Villard après la guerre. Je remercie ceux des membres du conseil pédagogique qui vivent encore pour leur soutien, pour avoir aidé l’« homme à terre » que j’étais dans un moment difficile.