Harazin Józef
— Élève
1ere et 2e années de lycée (sciences) 1941-1943.
Józef Harazin est né le 31 août 1922 à Pszcyna (voïv. Silésie, Pologne).
Au printemps 1939, il s’engage au Service des observations et rapports antiaériens. La guerre éclate, il est évacué en Roumanie puis interné pendant six mois. Il s’évade, rejoint la France et la division des Grenadiers polonais à Coëtquidan. Combats en Sarre et Vosges. Il est fait prisonnier. Les conditions de détention sont très dures, il tombe gravement malade, il est transféré dans un hôpital militaire à Lyon.
Il rejoint le lycée de Villard. Il fait partie de la chorale du professeur Berger, Chor Villard. Il passe son bac au lycée, retourne en sanatorium dans l’Ain, puis finit ses études d’économie à l’université de Grenoble.
Il se marie avec une Polonaise, habite alors Aix-en-Provence, travaille comme chef comptable et fondé de pouvoir. Il est un des fidèles de nos rassemblements.
Il décède en 2002.
Le texte qui suit est d’un livret manuscrit où Józef détaille son parcours de Pologne en France. Son passage à la chorale fait l’objet d’un chapitre à part.
Je me suis retrouvé au lycée tout à fait par hasard. C’était en novembre 1941. J’avais alors 19 ans. Après mon retour en France d’un camp de prisonniers en Allemagne, je me soignais à l’hôpital militaire Desgenettes à Lyon. C’est là que j’ai appris par un collègue l’existence de ce lycée. C’était une nouvelle des plus inattendues, mais d’autant plus réconfortante qu’elle me donnait l’espoir d’un possible retour aux études après deux années d’errance militaire, de combats sur le front et de durs internements. J’ai donc écrit à l’adresse indiquée et c’est le cœur serré que j’attendais une réponse. Elle ne se fit guère attendre et était celle que j’espérais.
Après la démobilisation obligatoire des anciens soldats de l’Armée polonaise en France à Auch, je rejoignis directement Villard. C’était une drôle d’école : l’hôtel du Parc servait de siège à la direction ainsi que d’internat pour les garçons ; les filles logeaient dans trois autres hôtels et certains cafés étaient transformés le matin en salles de classe.
Mais parlons de la chorale dont je fis la connaissance dès le jour de mon arrivée.
Pendant le dîner dans la salle à manger, un sympathique monsieur moustachu nous informa qu’à 20 heures aurait lieu une répétition de la chorale. Les collègues m’apprirent qu’il s’agissait d’Ernest Berger, professeur de mathématiques, mais surtout fondateur et chef de la chorale, sa véritable âme.
Avant la guerre, le professeur Berger avait créé et dirigé la chorale universitaire L’unité à Cracovie, la chorale de la Société des instituteurs polonais en Tchécoslovaquie et le chœur masculin de la Société des chanteurs de Cieszyn en Silésie. La chorale de Villard était la dernière des créations de ce grand amoureux de musique et de chant.
Lorsque ce premier soir j’entendis de ma chambre les échos de la chorale qui répétait dans la salle à manger, je descendis et je me joignis discrètement au petit groupe d’auditeurs. Pendant une courte pause, le professeur Berger, assis sur un tabouret au piano, avait allumé une cigarette et plaisantait avec nous. Après quelques instants il se tourna vers moi :
« — Et toi, ne voudrais-tu pas te joindre à Chor Villard, notre chorale ? »
Surpris, j’essayais d’expliquer que je n’avais jamais fait partie d’aucune chorale, que j’avais juste chanté, comme beaucoup, chez les scouts et à l’armée… mais déjà il me faisait venir au piano pour chanter avec lui quelques gammes. L’examen dut être probant, car il me proposa aussitôt de m’intégrer comme seconde basse. Et c’est ainsi que j’ai chanté pendant deux ans dans le petit groupe des secondes basses, période de la guerre dont je me souviens avec le plus de plaisir.
Les répétitions de la chorale avaient lieu deux fois par semaine ainsi qu’avant chaque représentation ou concert et parfois le dimanche matin avant la messe. Cela prenait pas mal de temps, mais nous y allions tous de bon cœur et toujours à l’heure. Je m’aperçus rapidement que toute la chorale (environ trente membres) formait un groupe très uni ; nous sentions tous qu’ensemble nous formions « quelque chose » qui nous avait empli le cœur et dont nous étions fiers. Il suffisait que quelques membres de la chorale se retrouvent ensemble, pour que retentissent des airs chantés à plusieurs voix, aussi bien et avec presque autant de dextérité que si elles étaient dirigées par le professeur Berger.
Notre chef insistait beaucoup sur une répétition minutieuse de chaque détail. Il arrivait cependant qu’à l’occasion de certains concerts, sous l’influence d’une atmosphère particulière, le professeur Berger nous dirige avec son énergique baguette d’une façon totalement différente en s’aidant de mimiques adéquates et d’un regard vigilant de derrière ses lunettes. Nous en étions les premiers surpris, mais le tonnerre d’applaudissements qui suivait les dernières notes nous prouvait qu’il savait parfaitement ressentir comment à tel moment il fallait chanter, et la chorale, unie et disciplinée, l’avait suivi.
Tout le monde écoutait nos chants avec plaisir. La chorale jouissait d’une grande popularité non seulement dans l’enceinte du lycée, mais aussi parmi nos compatriotes séjournant dans la région ainsi que chez nos hôtes et amis français. La preuve en était les chaleureux bravos qui suivaient chacune de nos chansons, que nous étions d’ailleurs souvent obligés de bisser.
Les concerts de la chorale avaient trois principales caractéristiques : la première, scolaire, concernait notre participation à toutes les festivités organisées pour le lycée ; la seconde, religieuse, quand chaque dimanche nous participions à la grand-messe à l’église de la paroisse ; la troisième, culturelle, quand les concerts étaient donnés à nos compatriotes et aux Français dans la région et parfois plus loin.
Aux manifestations scolaires, organisées plutôt pour nos professeurs et pour les élèves, les Français, surtout les jeunes, s’invitaient souvent.
Nos prestations à l’église donnèrent à la chorale sa plus grande renommée, attirant comme un aimant une foule de fidèles ou de simples auditeurs tels que l’église ne pouvait tous les contenir. Il ne venait pas seulement des habitants de Villard, mais aussi des partisans et des fugitifs qui se cachaient dans les montagnes du Vercors. Notre répertoire se composait de nombreux chants en polonais ou en latin, accompagnés d’airs de célèbres compositeurs comme Gounod dont le professeur Berger avait recréé et harmonisé les musiques de mémoire. Trente ans plus tard, le curé de Villard me disait :
« — C’est vraiment dommage que votre chorale ne soit plus là, car, si j’en crois mon prédécesseur, l’église était alors toujours pleine à craquer lorsque vous chantiez ».
Les représentations publiques n’avaient pas seulement lieu à l’hôtel du Parc ou dans la salle de cinéma de Villard. Nous rendions visite aux Polonais dans divers centres d’hébergement polonais de Grenoble, de la région et d’ailleurs : Allevard-les-Bains, Manosque, Gréoux-les-Bains…
Les Français récompensaient par des bravos et des applaudissements qui n’en finissaient pas nos interprétations de chansons polonaises ainsi que les quelques chansons françaises que nous avions dans notre répertoire. Ils étaient particulièrement ravis par l’interprétation de leur hymne national. Combien de fois ne sont-ils pas venus vers nous avec des éloges enthousiastes :
« — Nous n’avons jamais écouté d’aussi belle Marseillaise, c’était tout simplement extraordinaire ».
Grâce à la direction, les membres de la chorale qui n’avait pas de famille en France passèrent les vacances scolaires de l’été 1942 à Gréoux-les-Bains, petite ville thermale des Alpes-du-Sud. Là non plus, nous n’avons pas chômé. Nous étions logés dans le casino abandonné, et nous avons rapidement transformé le parc attenant en stade improvisé. Chacun, en fonction de ses capacités physiques, s’entraînait à la course, au saut, au lancé, et le dimanche après-midi avait lieu des rencontres sportives avec la jeunesse locale. Le professeur Berger était avec nous. Après quelques petits aménagements, la chorale continua ses répétitions et donna des représentations en ville et dans la région, récoltant partout des tempêtes d’applaudissements.
Durant l’année scolaire 1942-1943, le travail de la chorale s’intensifia, le répertoire s’enrichit et la qualité de l’interprétation s’améliora encore. C’est alors que naquit l’idée d’enregistrer les meilleures chansons afin qu’il reste de nous un souvenir. La réalisation pratique se révéla difficile. Après plusieurs projets avortés, notre directeur obtint l’accord pour un enregistrement dans les studios de la radio de Grenoble. Après les répétitions minutieuses des chansons choisies, arriva le jour tant attendu. À la fois inquiets et excités nous attendions le car qui devait nous emmener à Grenoble lorsqu’on appela le professeur Berger au téléphone. Lorsqu’il revint, nous avons tout de suite compris qu’il n’y aurait pas d’enregistrement. On nous interdisait de descendre à Grenoble, car nous risquions de ne plus revenir. Sans plus de commentaire, il rejoignit sa chambre.
Aujourd’hui, après tant d’années, il est agréable de constater que notre chorale a laissé des souvenirs toujours vivaces dans la mémoire des anciens du lycée, dans celle des Polonais de la région, mais surtout dans celle des Français, ce qu’ils ne manquent pas de nous rappeler lors de chacune de nos rencontres.
Que sont devenus les anciens membres de la chorale ? Les uns sont restés pour toujours là-bas, dans le Vercors, ayant donné leur vie « pour notre liberté et pour la vôtre ». Les autres se sont éparpillés de par le monde. Je suis sûr que tous, habitant les différents pays sur tous les continents, se remémorent avec plaisir cette époque qui a laissé en nous des souvenirs inoubliables.
Et que représentait notre chorale pour le professeur Berger ? La meilleure réponse pourrait être contenue dans ces lignes que j’ai lues dans Gtos Ziemi Cieszynskiej en 1958, peu après le décès de notre cher directeur. L’auteur écrit :
« — Il nous parlait souvent de sa nouvelle chorale. Et tout en racontant il souriait de la même façon qu’à l’époque, quand sur la scène du théâtre de Cieszyn et sur celle de Bielsko il était apparu avec sa chorale d’instituteur, et qu’après l’interprétation de quelques chansons le théâtre était devenu comme pris de folie. Fou de joie d’écouter quelque chose de semblable. Mais monsieur le directeur ne dit rien. Il salue seulement et sourit. Et il sourit de même maintenant, en me parlant de la chorale du Lycée polonais de Villard-de-Lans, de ses réussites, de ses garçons et de ses filles qui ne cessaient de chanter… »