Dębski Kazimierz
— Élève
2e année de lycée 1941-1942.
Kazimierz Dębski est né le 2 septembre 1922 à Cracovie, Pologne.
Il passe l’été 1939 dans un camp d’entraînement militaire quand la Pologne est envahie. Il est fait prisonniers par les Russes, est remis aux Allemands, parvient à s’échapper, quitte la Pologne via la Hongrie pour rejoindre la France et l’Armée polonaise à Coëtquidan. Il combat en Norvège, assiste impuissant à la défaite française, rejoint le lycée en octobre 1940, passe le bac en 1941 et décide de rejoindre l’Angleterre.
Il est arrêté en Espagne, passe un an et demi au camp de concentration de Miranda Del Obro, est libéré, rejoint l’Angleterre et sert dans la Marine de guerre polonaise.
Il rentre en Pologne en 1946, est quelque peu persécuté par les nouvelles autorités, devient néanmoins ingénieur dans les ponts et chaussées.
Ce texte fait partie du recueil Nasza Szkola, intégré dans notre livre Notre école
Où étaient les jeunes filles d’alors, restent des fleurs/ Où sont les jeunes gens d’alors, ils ont pris les armes/ Était-ce ainsi ?
Cinquante-sept années se sont écoulées depuis que j’ai passé le baccalauréat à Villard-de-Lans. La rencontre prochaine des Villardiens m’amène à certaines réflexions sur le temps passé, les souvenirs de compagnes que je ne vois plus ou très rarement, de compagnons avec lesquels j’étais à l’armée, puis au lycée et en camp de concentration, puis à nouveau à l’armée, et qui ne sont plus.
Je suis arrivé au lycée Cyprian Norwid de Villard-de-Lans à la mi-octobre 1940 du camp de Carpiagne proche de Marseille. J’avais eu des « frictions » avec le commandement français de ce camp juste avant mon départ, aussi Mme Aleksandrowicz modifia mon nom en Dębicki pour m’inscrire au lycée. Je rencontrai alors les enseignants, dont les professeurs Zaleski et Godlewski, le père Chechelski, Mme Łukasiewicz et Witold Budrewicz.
J’intégrai une Terminale avec six jeunes filles et des jeunes gens qui étaient généralement des soldats démobilisés ; ils reprenaient la classe pour poursuivre leurs études interrompues par la guerre en 1939. J’en connaissais plusieurs, mais surtout Staszek Altheim qui était avec moi en Première au lycée de Cracovie. Après avoir quitté la Pologne en octobre 1939, je le revis au consulat polonais de Budapest. À mon arrivée en France, je fus incorporé dans un bataillon qui rejoignit la brigade Podhalańska. Staszek resta dans le premier bataillon des grenadiers de l’artillerie lourde. Il avait toujours été un très bon élève et, en outre, un très bon camarade. Il veillait à ce que je travaille bien et cela lui fut facilité quand, quelques mois avant le baccalauréat, nous partageâmes la même chambre avec en outre Janusz Grozdecki et Piotr Wandycz. En si bonne compagnie, je ne pouvais qu’avoir mon diplôme.
Après les vacances, Staszek entra à l’université de Grenoble. Quant à moi, le goût de l’aventure m’entraîna en Espagne dans l’espoir d’atteindre Angleterre. Je ne devais plus jamais revoir mon ami, mais j’ai appris qu’il était allé en Écosse pour y entrer à l’école des sous-officiers d’artillerie qu’il termina avec succès avant d’en devenir l’un des instructeurs. À mon retour à Cracovie, après la guerre, j’ai pu rencontrer sa sœur qui me raconta qu’il était resté en Écosse où il vivait, solitaire, ne souhaitant garder de contact avec personne, pas même avec sa famille.
Dans notre classe, sur trente-cinq élèves, huit avaient déjà combattu au front avec la brigade des Tirailleurs polonais dans la campagne de Norvège. Nous étions trente-cinq anciens de cette brigade au lycée dont Rysiek Jakimowicz, Alojzy Norczewicz, Wiesiek Sosnowski, Karol Zawilski, Janusz Zgliński et Rysiek Mańkowski.
J’étais surtout proche de Rysiek Mańkowski. Nous jouions ensemble au basket, nous avions toutes sortes d’idées idiotes comme aller faire une virée pour boire du vin ou déverser de la teinture rouge dans le réservoir d’eau de l’hôtel Beau-Site et d’autres encore. Le baccalauréat obtenu, nous avions eu l’envie de traverser l’Espagne à pied pour rejoindre Gibraltar. Fredzio Pactwa décida de nous accompagner, mais il se foula la cheville et fut contraint de rentrer à Grenoble. Heniek Mikołajczyk était également avec nous dans cette entreprise. À Villard, il nous faisait travailler notre français. Il était né en France où il avait terminé l’École Normale avant la guerre. En mars 1940, il s’était échappé d’un camp allemand. C’était un bon sportif, il jouait au basket et surtout au football.
En juillet 1941, nous avons traversé les Pyrénées pour rejoindre Barcelone. Nous ne marchions que de nuit le long des voies ferrées. Malheureusement, après cent kilomètres, nous sommes tombés sur un poste de la Guardia Civil et nous nous sommes retrouvés en prison à Gérone.
Qui eut pu imaginer que le basket allait nous faciliter la vie carcérale ! Dans la cour de l’ancien couvent, une compétition avait été organisée. Nous avons constitué une équipe avec en sus deux autres Polonais et nous ne cessions de gagner. Nos supporters nous offrirent des bananes et du lait, ce qui nous permit de survivre par ces temps de faim.
Notre Eldorado ne dura pas longtemps, car on nous transféra au camp de concentration de Miranda de Ebro. Nous y avions été précédés par deux camarades de classe, Olgierd Romeyko et Karol Zawilski qui avaient été plus rapides que nous dans la course à la prison. Il y avait là également Stefan Lewandowski et Zbyszek Spławiński qui étaient partis pour l’Espagne au printemps 1941 sans attendre les examens du bac. Nous fûmes rejoints au camp par Bolek Wróbel, Franek Uhma et Kazio Vogelgerson. Tout notre groupe de Villardiens passa ainsi dix-huit mois avant d’être libéré.
Avant cela, avec Heniek Mikołajczyk nous avions manqué une évasion. Simulant la nécessité d’une appendicectomie, on nous envoya à l’hôpital carcéral d’une localité proche de Saint-Sébastien. La nuit, par une pluie torrentielle, nous gagnâmes la salle d’opération — seule pièce à ne pas avoir de grilles aux fenêtres —, pour sauter du premier étage dans la rue. Le matin, nous étions à Saint-Sébastien. Malheureusement, nous avons été de nouveau arrêtés devant le consulat de Grande-Bretagne : à l’hôpital, nous avions demandé trop d’informations à un ancien membre des Brigades internationales d’origine polonaise qui aurait ensuite révélé le but de notre fuite.
Nous avons été renvoyés au camp sans avoir été opérés ; nous avions refusé l’opération, car à quoi bon si nous ne pouvions pas nous échapper. En route, nous avons tenté de fuir une fois encore en sautant du train qui démarrait. Les tirs de l’escorte nous contraignirent à nous rendre et à nous laisser gentiment reconduire à Miranda.
Entre temps, Rysiek Mańkowski s’était joint à un groupe clandestin qui creusait un tunnel entre la chapelle du camp, sous les grillages et les rails de chemin de fer et la liberté. Seuls trois Polonais parvinrent à s’échapper. Les Espagnols découvrirent-ils le passage par eux-mêmes ou quelqu’un avait-il trahi ? Toujours est-il que Rysiek resta en détention avec nous.
Au moment où en France la zone libre était envahie par les Allemands, des Villardiens nous rejoignirent au camp. Nous retrouvâmes la liberté en 1943 après une grève de la faim de plusieurs centaines de Polonais. Je quittai Miranda avec le premier groupe libéré.
En Angleterre, je me retrouvai dans la Marine de guerre. Rysiek suivit une formation de mitrailleur dans l’aviation. Il volait dans une escadre de bombardiers au-dessus de l’Allemagne. Il fut le seul Villardien à prendre une part active dans la guerre en tant qu’aviateur. En février 1945, il fut abattu au-dessus de Francfort et resta prisonnier jusqu’à la fin des hostilités. Après la guerre, il s’installa avec son épouse à Blackpool où il travailla dans la restauration. Nous nous sommes revus en Angleterre en 1992, je crois, et nous n’avions pas assez de temps pour tout nous raconter. Rysiek décéda peu de temps après.
Heniek Mikołajczyk devint radiotélégraphiste dans une division blindée et fut gravement blessé à la tête. Je l’ai longuement recherché en vain, je n’ai malheureusement jamais pu savoir ce qu’il était devenu.
Plusieurs Villardiens rejoignirent la Marine de guerre. Tadek Ożóg naviguait sur le Garland en tant qu’attaché aux communications ; après l’École des sous-officiers, il devint officier. La paix revenue, il entra dans la Marine marchande, il est mort au début des années 1990 en Écosse.
Les anciens de Villard étaient surtout nombreux sur le destroyer Błyskawica. Zbyszek Kotowski y était opérateur radio pour ensuite suivre une formation d’officier mécanicien. Tadek Skiba était radiotélégraphiste, il quitta la Marine en 1945. Andrzej Noworyta était dans l’administration. Leszek Wojdat était artilleur, je crois. Moi, je pris mon service en mai 1943 sur le destroyer Dragon avant de rejoindre le Błyskawica. Je naviguai pendant trois ans. Karol Zawilski était sur le destroyer Piorun.
Au début de 1944, nous avons tous été admis à l’École des sous-officiers de la Marine de guerre. Les examens médicaux passés, nous avons regagné les navires. Karol profita de l’occasion pour partir étudier l’architecture à Liveromeyko et Fredzio Pactwa. Des camarades de Première et Seconde qui avaient également été détenus à Miranda rejoignirent l’aviation.
Je rencontrai Tadzio Kalinowski pour la première fois à Marseille. Il s’était lié d’amitié avec Alojzy Marchewicz, un ancien élève de l’École de la Marine et séjournait en France chez les marins de la Marine marchande. Quand Tadzio est arrivé à Villard, il était déjà un loup de mer. Il prit part à la Campagne de France dans la Première division des Grenadiers. Il avait une âme d’artiste, il dessinait et écrivait très joliment. Une fois reçu au baccalauréat, il resta en France où il épousa Wanda Normand. Très vite, je les perdis de vue.
En 1956, tandis que je dirigeais une construction de route à Bukowina Tatrzańska, je rencontrai Tadek à Zakopane, en hiver. Wanda et lui s’étaient séparés, il était malade, sans moyens d’existence, sans toit. Je l’ai engagé, il s’entendait très bien avec les montagnards. Un jour, il est parti sans rien dire et j’ai compris que son poste ne répondait pas à ses ambitions. J’ai appris qu’il était retourné chez sa mère à Lwówek Śląski pour y commencer une nouvelle vie et qu’il y était mort.
Je n’ai plus eu de nouvelles de certains de nos camarades. Personne ne sait ce que sont devenus Tadeusz Janikowski, Włodek Klimczyk, Bolek Wyszkowski ou encore Zbyszek Niemczycki.
À Villard, je me retrouvai pour la première fois dans une classe mixte : une grande nouveauté pour moi ! Le hasard voulut que je fusse assis au premier rang avec Iza Krasińska, Murka Krąkowska et Lala Lepert. Iza était une amie incroyable, d’un abord très direct, excellente pour jouer à la bataille navale. Je l’ai rencontrée une fois après la guerre, nous avons eu une conversation très agréable. J’ai été très triste en apprenant récemment sa mort. Comme tout cela est passé vite !
Je me souviens que Murka arriva au Lycée accompagnée de sa mère. Cette dernière attira l’attention de ceux que l’on tient pour des « connaisseurs » en femmes. Contrairement à eux, je m’intéressai à la jeune fille blonde, aux yeux bleu si vif, qui était dans le couloir de l’autre côté de la fenêtre. J’allai la voir et ce fut le début d’une grande amitié qui dura tout le temps de la Terminale. Après les repas, je la reconduisais à l’hôtel Beau Site. Nous allions souvent nous promener. Un jour, nous avons fait une excursion à vélos qui s’est terminée par la chute de Murka et lui brisa le genou. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, elle m’a dit avoir toujours des séquelles de cette escapade après toutes ces années.
Un jour, elle m’a raconté que l’un de nos camarades voulait la séduire et l’avait menacée avec un révolver. Elle avait rendez-vous avec lui dans l’après-midi au petit salon de l’hôtel où logeaient les filles. Avec Rysiek Mańkowski, nous y avons déboulé en plein milieu de leur dramatique conversation : Wacek Siwek fut ramené à l’ordre, il perdit son arme et tout espoir de vivre un grand amour. Le gagnant de cette affaire fut Budrewicz, qui hérita du révolver. Le baccalauréat obtenu, Murka retourna auprès de sa mère faire des études à Grenoble. Quant à moi, je fis comme doit le faire tout bon ex et futur soldat, je rangeai mon cœur dans mon sac à dos pour prendre la route… vers Miranda de Ebro. Le destin n’épargna pas Murka, elle fut arrêtée à Vichy, torturée par la Gestapo puis déportée à Ravensbrück. Elle était, me semble-t-il, la seule élève de Villard détenue dans ce camp.
Beaucoup de nos camarades étaient amoureux de Lala Lepert. Ils ne montraient pas trop leurs sentiments dans la crainte d’entrer en conflit avec notre professeur de physique. Mais tout envers a sa médaille, et l’entourage proche de Lala avait toujours de bonnes notes aux examens écrits de physique. Grand merci à Lala pour cela !
À chaque fois que je regarde des tableaux peints à l’époque de la jeune Pologne et qui représentent une jeune fille polonaise dans un champ de coquelicots et de bleuets, j’ai l’impression de voir Hanka Pawlikowska. Sa longue tresse blonde et ses yeux bleus. Hanka est restée ainsi dans ma mémoire.
J’ai eu le triste devoir d’assister aux funérailles de trois de nos camarades. D’abord Wiesiek Sosnowski, revenu de France en Silésie pour y travailler aux mines de Jastrząb. Ensuite Zygmunt Karwata-Baca. Il étudiait à Grenoble quand il a été déporté en camp de concentration. Il est rentré après la guerre à Stary Sącz où il est mort en 1990. Enfin Fredzio Pactwa a succombé à un arrêt du cœur en 1996. C’est ce dernier que je voyais le plus après la guerre : nous habitions la même ville. Une fois à la retraite, nous faisions une promenade quotidienne sur la place centrale de Cracovie, prenions un café à la Halle aux Draps et parlions sans fin de nos souvenirs.
Je ne parle pas d’un grand nombre de mes camarades puisque nous nous voyons régulièrement aux rencontres des anciens élèves du Lycée polonais Cyprian Norwid à Villard-de-Lans ou en Pologne. Nous organisons celles-ci pour rester unis. Il ne s’agit pas juste de parler, de chanter et de boire un peu de vin. Il s’agit — c’est plus important — de rendre hommage à la mémoire de nos enseignants qui étaient encore parmi nous il y a peu, mais aussi à celle de nos camarades morts à Vassieux ou en Normandie.