Printemps 1946, au-dessus de Lans-en-Vercors sur le plateau des Ramées, autour des professeurs Józef Mul (cravate rayée) et Stefan Wrona (cravate unie).

Cegielska Stefania

— Élève

Cegielska Stefania

3e et 4e années de gymnase 1943-1945.

19 novembre 1926, Kuchary (il existait en Pologne 17 localités de ce nom, situées dans sept voïvodies différentes, dont cinq dans celle de Varsovie et quatre dans celle de Kielce !)

Stefania a trois ans quand sa famille émigre en France. Son père travaille à la mine, d’abord en Loire Atlantique puis à Saint-Étienne. Stefania suit sa scolarité dans une école française et apprend le polonais les jeudis (le jour sans classe d’alors). Elle obtient le certificat d’études en 1943 et, avec trois autres élèves, s’engage dans un groupe de résistants dirigé par leur professeur de polonais. Tous quatre rejoignent le lycée de Villard à la rentrée 1943.

Après la fermeture du lycée, Stefania rejoint la région lilloise où elle enseigne le polonais jusqu’en 1962 et la suppression de son poste. Elle songe à retourner en Pologne, car trouver du travail en France avec sa seule nationalité polonaise est difficile. Elle reste finalement en France, travaille dans l’industrie du textile et s’occupe de son mari gravement malade. Dans les années 2000, elle rentre en Pologne.

Ce texte fait partie du recueil Nasza Szkola, intégré dans notre livre Notre école

Mes souvenirs sont liés à la guerre, chargés de peur, de tristesse, d’incertitude quant à ma vie et celle de mes proches.

Notre école de Lans était pour nous une oasis dans la tempête, nous pouvions nous y instruire en toute tranquillité. Nos éducatrices, mesdames Małorzata Danysz et Helena Milecka, nous entouraient avec amour. Nous habitions à l’hôtel Wodiska. Notre classe était exclusivement féminine. J’y ai appris à être indépendante et à savoir vivre en communauté. Ma famille, le scoutisme et les années passées à l’école ont eu une grande influence sur ma personnalité et j’en suis très fière.

Il est évident que, dans ce genre de communauté, il est difficile de parler de relations idéales entre les gens. Des grincements minimes et sans conséquences avaient lieu. Ainsi, je me souviens comme nous étions heureuses de recevoir des colis. Ils n’étaient pas grand-chose, mais un peu de douceurs nous faisaient toujours très plaisir. Plusieurs jeunes filles venaient de la campagne. Leurs colis comportaient du pain blanc en abondance. Pour nous citadines, c’était une rareté ; aussi avons-nous eu l’idée de troquer nos sucreries contre un peu de pain. Les premiers échanges se firent à la satisfaction des deux parties. Ensuite, nos camarades modifièrent le taux d’échange en notre défaveur. Il ne se serait rien passé si un jour je n’avais pas remarqué du pain blanc moisi dans une poubelle. J’étais triste et choquée : comment pouvait-on priver autrui de ce que l’on ne consommait pas soi-même alors que tant de gens avaient faim !

Notre réfectoire était au refuge Les Tilleuls où vivaient des Polonais. La nourriture y était généralement bonne, mais pas toujours. Les lentilles à la sauce aux champignons ne l’étaient pas ; lentilles et champignons devaient être de qualité très médiocre. Certaines jeunes filles en furent malades. En guise de révolte, nous avons donc décidé que la prochaine fois que ce plat nous sera servi, aucune de nous n’y touchera. À notre retour à l’hôtel Wodiska, nous avons dressé une liste de revendications. En première position, nous avons demandé de ne jamais plus avoir à manger de lentilles sauce champignons. En deuxième place, nous avons mis que nous ne voulions pas notre morceau de pain à midi, mais le ticket de rationnement. En troisième figurait une demande d’autorisation pour rencontrer les garçons de Villard. Ensuite, nous avons monté un spectacle satirique, un bref programme pour pointer les défauts de nos professeurs comme des personnes chargées de la cuisine et de l’approvisionnement (cela concernait surtout madame Potocka qui avait la charge de veiller à remplir nos panses). Tous nos préparatifs avaient lieu dans le plus grand secret. Une représentation devait avoir lieu dans la salle de classe. Hélas, cela n’arriva pas. L’une de nos camarades fut convoquée chez notre éducatrice qui soupçonna quelque chose. Au final, en tant qu’initiatrice de la révolte, j’ai été convoquée chez madame Milecka qui était très malade (des lithiases biliaires). Je fus désolée de la voir autant souffrir. Elle me demanda d’aller remplacer l’eau tiède de sa bouteille thermos par de l’eau chaude. À mon retour, elle prononça des paroles que je ne suis pas prêt d’oublier : « Tu m’as fait beaucoup de peine, un jour pareil ! » Comme c’était le 1er avril 1944, je me suis demandé quel lien il pouvait y avoir, car nos protestations n’étaient pas une plaisanterie. Or, ce jour-là, madame Milecka venait d’apprendre que son frère, Stefan Starzyński, le maire de Varsovie était mort. Elle était très gentille avec moi, peut-être était-ce à cause de mon prénom qui était aussi celui de son frère. J’ai toujours eu du respect et de l’affection pour mesdames Danysz et Milecka, mes deux premières éducatrices. Nos demandes furent néanmoins acceptées, ce dont nous avons toutes été ravies.

Nous aidions à tour de rôle aux cuisines, nous avions planté des pommes de terre et désherbé un jardin. Le 6 juin 1944, un groupe de trois ou quatre d’entre nous a été envoyé au potager. Aux environs de 11 heures, une camarade est arrivée en courant pour nous dire de rentrer immédiatement. Nous étions curieuses de savoir ce qui se passait. Notre joie fut grande d’apprendre que les armées alliées avaient débarqué en Normandie. Nous avions enfin l’espoir que la fin de la guerre était proche. Avant que cela n’arrive, nous avons pourtant encore connu beaucoup de stress, car la Résistance passa à l’action et les forces militaires allemandes investirent cette calme contrée de France. Nous entendions des tirs de canons dans les montagnes au-dessus de Grenoble et dirigés vers nous. Notre petite ville de Lans n’en a pas souffert, mais celle voisine de Saint-Nizier fut presque totalement détruite. Nous entendions les tirs de mitrailleuses et les avions décrivirent des cercles au-dessus de nous pendant plusieurs jours. À cause du danger, pour aller déjeuner nous devions marcher à la file, par trois ou quatre, à distance, le long des clôtures. À l’hôtel, des précautions étaient également prises. Il était interdit de mettre la lumière la nuit quand les fenêtres n’étaient pas correctement obturées. Chaque soir, il fallait préparer nos vêtements et nos chaussures à portée de main pour être prêtes s’il fallait nous réfugier en urgence dans les montagnes voisines.

Un matin, avec une camarade, j’allais chercher au refuge notre petit déjeuner – du café au lait dans deux pots émaillés, des tranches de pain beurrées avec du fromage dans un sac. Tout à coup, à la station d’autobus désaffectée, nous avons vu une grenade avec une goupille en bois. Nous avons décidé de la prendre au retour, mais au retour, elle n’était plus là. Plus loin, des maquisards se cachaient près de notre hôtel. Voyant notre étonnement, ils nous ont dit de continuer notre chemin sans nous arrêter, normalement. Ils avaient monté une embuscade pour l’armée allemande qui devait passer par Lans. Il s’avéra que c’était une fausse alerte. Il n’y eut pas d’échanges de tirs.

De jour en jour, les actions militaires se rapprochaient. Un jour, près de l’hôtel qui était à la croisée de routes menant à Grenoble, Villard-de-Lans, Autrans et Saint-Nizier, des militaires allemands s’arrêtèrent. On nous avait interdit de regarder par la fenêtre. Notre curiosité était pourtant la plus forte et nous regardions derrière les voilages, d’autant plus que nous avions entendu parler le silésien. Deux officiers allemands s’intéressèrent à notre hôtel. Heureusement, nos éducatrices connaissaient l’allemand et elles étaient d’un grand stoïcisme, ce qui nous permit de ne pas laisser de plumes à ce contrôle. Je ne cacherai pas que nous avons eu très peur et attendu avec impatience que la troupe s’en aille.

Une autre surprise désagréable eut lieu une nuit où des voitures allemandes arrivaient de Grenoble pour aller à Villard. La nuit était noire quand soudain des coups très forts furent tapés à la porte de l’hôtel. Nous avons entendu la langue allemande aux sonorités si dures. Conformément aux consignes reçues, nous nous sommes habillées rapidement pour attendre la suite des événements. Ces militaires avaient besoin d’essence. La station essence se trouvait en face, ce que le propriétaire de l’hôtel ne manqua pas de leur dire. Ils demandèrent si des maquisards se cachaient dans notre immeuble. S’ils s’étaient mis à fouiller, Dieu sait comment cela se serait terminé. Nous devinions que quelqu’un se cachait au grenier. La servante y portait tous les jours des repas, d’où notre certitude. Mais assurément, personne n’allait trahir ce secret.

Le temps passait et nous devions bientôt faire nos adieux à l’école et aux habitants de Lans. L’année suivante, nous devions habiter Villard-de-Lans. Nous avons commencé les répétitions pour la fête de départ. Mademoiselle Lombard, notre professeure de français, avait monté avec nous deux pièces en un acte. L’une devait être jouée par les plus âgées. Elle parlait de l’amour de jeunes gens qui séjournaient dans un chalet de montagne. Le rôle principal fut confié à Józia Skowrońska. L’autre pièce évoquait une jeune fille frivole pour laquelle les jeux, les plaisirs et les sucreries passaient avant les études. Elle entrait en scène en chantant gaiement :

À vous dirai-je vraiment/ Ce qui cause mon tourment/ Maman veut que je raisonne/ Comme une grande personne/ Moi, je dis que les bonbons/ Valent mieux que les leçons

Je me rappelle bien ces paroles, car c’était moi qui jouais cette demoiselle accompagnée sur scène par les sœurs Wawrzacz. En finale, la chorale entama une chanson qui disait :

Avant d’aller en vacances/ Disons adieu, adieu cher Lans/ Adieu, adieu belles montagnes/ Et prés fleuris et vertes campagnes/ Adieu, adieu vous tous chers amis/ Que nous avons connus ici/ Joie, bonheur nous vous souhaitons/ À Lans toujours nous penserons

Nous avons eu droit à de longs applaudissements et l’émotion fut générale tant sur scène que dans le public.

Quand, en 1990, je suis allée avec une amie à Lans, nous avons rencontré dans la rue une dame âgée avec sa petite fille. Nous lui avons demandé si elle se souvenait de cette fête de départ. Elle nous a répondu qu’elle n’oublierait jamais ce moment d’émotion parce que nous avions laissé un très bon souvenir et que cela ne s’oublie pas.

Notre temps de départ en vacances approchait. Nous voulions toutes rentrer au plus vite chez nos parents. Les camarades de la Loire étaient inquiètes pour leurs proches après voir entendu des communiqués à la radio qui parlaient de bombardements entre Saint-Étienne et Firminy. L’absence de nouvelles des familles nous plongeait dans un certain pessimisme. Le pire était que ne circulaient ni les autocars ni le tramway de montagne jusqu’à Grenoble d’où nous devions prendre le train pour toutes les régions de France.

Les plus âgées d’entre nous décidèrent de couvrir à pied les vingt kilomètres jusqu’à Grenoble. Nous, les plus jeunes, nous attendions la remise en route du tramway. Enfin, le jour du départ arriva. Nous partîmes à pied, sept kilomètres avec un bagage léger, mais nous eûmes de la chance, car une voiture de livraison passa et prit nos valises. En arrivant à Saint-Nizier, nous découvrîmes un spectacle effroyable : seuls la station de tramway, un garage et un petit hôtel se dressaient encore sur un fond de ruines.

Nous savions que l’heure du couvre-feu nous surprendrait avant notre arrivée à Grenoble. On nous avait rassurées en nous disant que nous serions attendues par une personne qui s’occuperait de nous, et en effet une voiture de police française nous accompagna au Centre Sportif Olympique, le carrefour des jeunes, où on nous assura le gîte et le couvert.

Le dimanche suivant, après notre petit-déjeuner, nous nous préparions à partir pour la messe quand nous avons entendu des tirs sous nos fenêtres. Un groupe de résistants français attaquait la Kommandantur à l’angle de la rue. Comme il faisait chaud, nos fenêtres étaient grandes ouvertes ; je me hâtai de les fermer à cause des balles qui sifflaient.

À part nous, il y avait dans ce centre un groupe de garçons. La place manquait, notre éducatrice décida qu’après déjeuner, quand il serait possible de traverser la ville, nous rejoindrions un endroit plus sûr. Nous avons traversé la place où il y avait encore des Allemands, pour arriver jusqu’à un grand bâtiment conventuel où vivaient des étudiants étrangers et où se trouvait le conservatoire. Nous y avons trouvé un havre de calme.

Comme notre éducatrice avait beaucoup de choses à régler, elle nous demanda de choisir celle d’entre nous qui la remplacerait lors de ses absences. Je fus élue. Je suppose que c’était parce que j’avais été responsable de classe pendant un an et demi. La situation faisait que c’était une grande responsabilité. Deux camarades me supplièrent de les laisser aller au marché pour acheter des cerises dont nous avions toutes envie. Je me mis d’accord avec elles, elles avaient un quart d’heure. Le temps passa, une demi-heure, une heure, une heure et demie et elles n’étaient toujours pas de retour. Je n’ai pas à expliquer ce que vivais, combien j’étais au désespoir. Je n’avais aucune justification pour expliquer cette permission, juste mon manque de sens des responsabilités. Je redoutais le retour de l’éducatrice, mais aussi ce qui avait pu arriver à mes camarades. Je me demandais pourquoi elles me décevaient ainsi, cela ne leur ressemblait pas.

Elles rentrèrent au bout de presque deux heures, elles étaient saines et sauves. J’avais envie de pleurer de bonheur. Il y avait eu une rafle sur la place du marché. Grâce à la rapidité d’esprit de Français, elles s’étaient réfugiées dans l’une des maisons en bordure. Elles n’étaient sorties qu’après le départ des Allemands et avaient tout de même acheté les cerises. Au retour de notre éducatrice, nous étions remises de nos émotions et un silence solidaire couvrit ce qui s’était passé.

Le lendemain, nous sommes parties avec notre éducatrice en excursion sur une montagne de l’autre côté de l’Isère. Nous avons dû pour cela emprunter un téléphérique. Nous avons fait deux groupes, car le nombre de personnes par cabine était limité. Les plus jeunes sont parties les premières, puis les aînées. D’en haut, nous observions le second groupe qui arrivait. Soudain, l’horreur ! La cabine stoppa au-dessus de l’Isère. Nous ne savions pas ce qui allait se passer, ne nous rejoindraient-elles jamais ? La cabine stationna ainsi quinze longues minutes à cause d’une coupure de courant. Le reste de la journée se passa sans soucis, à nous amuser et à jouer, le temps était très beau.

Notre éducatrice se rendait chaque jour à la gare pour savoir quels trains partaient. Les unes après les autres, mes camarades rentraient chez elles. Le jour de départ de notre groupe, celui de Saint-Étienne qui était le plus nombreux, arriva. Nous avons remercié affectueusement notre éducatrice qui s’était tant dévouée pour nous, mais aussi la direction du Centre de Jeunes. Nous y étions vraiment bien, nous avions de la bonne nourriture en quantité suffisante. Le meilleur, c’était le dessert, de la crème au chocolat, un produit américain !

Après les vacances, nous devions toutes revenir à l’école, la nouvelle, celle de Villard-de-Lans, mais c’est une autre histoire.