Bozowski Bronisław
— Aumonier
Bronisław Bozowski est l’un des cinq abbés qui vont se succéder au lycée de Villard. Il est né le 12 mai 1908 à Varsovie (Pologne).
Consacré prêtre en 1931, de santé fragile, il ne quitte guère ses aumôneries de campagne jusqu’aux étés 1938 et 1939 où il visite l’Italie, l’Angleterre et la France. La guerre le surprend à Paris. Impossible de retourner en Pologne. Il devient chapelain de refuges polonais de la Croix-Rouge dans le sud-ouest avant d’être nommé à Villard.
Entre 1941 et 1943, il est donc l’aumônier du lycée polonais. Il sera plus tard celui de Stella Matutina.
Après la libération, il sillonne la France comme chapelain de la Croix-Rouge polonaise et regagne la Pologne en 1947. Il partage alors son temps entre diocèses et congrégations, prêtre atypique, infatigable, vivant une authentique pauvreté, un saint homme au rayonnement indéniable. Il décède en 1987.
Les mémoires de Bronisław Bozowski ont été publiées en 2015 (Kapłanem na wiecki – Prêtre pour l’éternité – Éditions Bernardinum). Les extraits que nous avons retenus ont été écrits dans les années 1980. Ils sont publié dans Notre école.
Par un jour ensoleillé de septembre 1941, j’arrivai à Villard-de-Lans pour être le nouveau directeur spirituel du Lycée polonais en remplacement du père Chechelski, de l’ordre des Jésuites, nommé à un autre poste. Là, je passais les deux années que je considère comme le sommet de ma carrière spirituelle. Car c’était une école – et nous étions nombreux à le dire – unique en son genre.
Ce qui rendait cette école vraiment exceptionnelle, c’était ce que nous rappelle une plaque commémorative apposée sur un mur de l’hôtel du Parc : dans ce bâtiment se trouvait l’unique établissement polonais d’enseignement secondaire libre en Europe occupée. Nous avions cela constamment en tête. Nous en étions fiers et considérions qu’y travailler était un privilège. Noblesse oblige, nous étions liés à un devoir et à une mission : faire naître pour la future Pologne une nouvelle génération de l’intelligentsia alors que l’actuelle se faisait systématiquement exterminer.
Aujourd’hui, après avoir vécu 35 ans en Pologne reconstruite, après avoir écouté tant de discours, j’ai moi-même du mal à comprendre et à ressentir que ces grands mots — devoir, mission — étaient pour nous non pas des concepts abstraits chargés d’un pathos un peu artificiel, mais quelque chose d’évident, la réalité de la vie quotidienne.
C’est pour cela que nos fêtes et célébrations n’étaient pas des cérémonies apprêtées, mais des expériences vécues en commun comme un grand flambeau du mystère national. C’est pour cela que reviennent souvent dans mes souvenirs les images de ces cérémonies, conçues et préparées principalement par les étudiants avec la participation du merveilleux chœur dirigé par le professeur Berger. J’y vois dans les premiers rangs nos visiteurs, venus principalement du Grand Hôtel de Grenoble, un abri pour intellectuels. Nos élèves les appelaient affectueusement nos grands-pères de la forêt. Ces grands-pères venaient se réchauffer au feu de leur jeunesse et à l’enthousiasme de cette génération qui apporterait le prochain printemps.
L’éventail social de nos élèves était large et coloré comme l’était notre Pologne avant-guerre. Des sangs-bleus comme les Potocki, Tyszkiewicz, Krasiński ou Bisping jusqu’aux plus rouges comme Władek Wicha, représentant du prolétariat de Varsovie, appelé « père » par ses collègues parce qu’il avait 38 ans ; il devint après la guerre président de la Chambre suprême de Contrôle et plus tard ministre de l’Intérieur. Il y avait aussi des démocrates nationaux amers, des sanationnistes et des socios, de très pieux scouts d’avant-guerre et des athées qui criaient bruyamment des mots d’ordre anticléricaux, ce qui ne les empêchait pas de me servir à la sainte messe de temps en temps.
Pour nous tous, le lycée était notre maison familiale. Tout Villard en fait était notre grande maison familiale. Nous avions des moments clairs et des moments sombres, les querelles comme les folles aventures nous donnaient toujours plus de cohésion, et c’est pourquoi tous les Villardiens se soutiennent, s’écrivent, se rencontrent, et maintenant rassemblent leurs souvenirs pour que soit écrite une grande monographie sur notre maison, sur notre famille.
Quand, fin septembre 1940, Wacław Godlewski visita brièvement Villard-de-Lans pour savoir si cette station climatique et sportive pouvait loger professeurs, élèves et personnels, la plupart des réfugiés, soldats en déroute ou prisonniers de guerre échappés, Villard était alors une ville à moitié morte. Hommes capturés, fermes abandonnées, hôtels et pensions déserts, personnels saisonniers partis, cafés et magasins presque vides… Les habitants, des gens âgés pour la plupart, étaient déprimés par la dimension du cataclysme inattendu qui venait de se produire, par la misère à laquelle ils n’étaient pas habitués, par la séparation d’avec les pères, frères ou fils emprisonnés dans des camps allemands.
Et voilà qu’arrivent deux cents jeunes Polonais en bonne santé, fringants, pleins de vigueur et de fantaisie, accompagnés d’un groupe d’hommes et de femmes d’âge moyen, plein de distinction et d’entrain, pour créer une improbable école polonaise. Aucun de ces étrangers ne doutait un seul instant qu’Hitler serait vaincu et que de l’école renaîtrait la Pologne. Ils exprimaient cette certitude avec force, par leurs paroles et par leurs actes.
L’esprit déprimé des Français s’en trouva ranimé. Leur courage augmentait à la vue de ces jeunes qui, jour après jour, marchaient par rang de quatre, en chantant, pour travailler à leur ferme des Geymonds, qui se rendaient chaque dimanche à l’église pour une messe devenue « polonaise ».
Ainsi probablement jamais Villard ne connut une vie aussi vraie et forte, saine et joyeuse dans ces années relativement calmes de 1940 à 1942. On voyait et entendait les jeunes Polonais partout : avant midi dans les cafés et les salles à manger de différents pensionnats où les classes étaient dispersées ; dans l’après-midi dans ces mêmes cafés, sirotant un verre de vin ou un panaché ; sur les terrains de sport à jouer avec ou contre les Français ; vadrouillant au pied des montagnes, seuls, en couple ou en groupe ; le soir, dans la salle de cinéma de la paroisse, dans les maisons amies ou sous les fenêtres du pensionnat de filles… Tous étudiaient, certains juste avant les examens, d’autres tout le temps. Nombreux préparaient spectacles et concerts. Il flottait alors sur Villard paroles et chants polonais, transformant ce village paisible en un foyer dynamique vibrant de jeunesse. Une jeunesse par moments un peu folle qui pouvait organiser des compétitions de natation habillée dans la fontaine de la place principale, ou permuter dans la nuit des enseignes de magasins, ou éblouir les passants avec des miroirs du toit de l’école. Les Villardiens de souche enduraient ces potacheries avec calme et humour. Les exploits et singeries de ces Villardiens de cœur leur changeaient les idées et ils étaient fiers que Villard vive de plus en plus au rythme du lycée. Peut-être devenaient-ils eux-mêmes un peu Polonais.
Qui étaient les habitants dont j’étais le plus proche ? Traditionnellement, depuis les révolutions de 1830 et 1848 et depuis la Commune de Paris en 1871, nos amis français étaient de gauche, en particulier chez nos camarades de travail dans les mines et les usines dont beaucoup étaient d’origine polonaise. Mais on comptait aussi parmi nos amis les catholiques de l’élite intellectuelle, conservateurs comme progressistes. À Villard, pendant la guerre, il n’y avait guère de catholiques de gauche. Ils étaient plutôt du centre droit ou apolitiques, comme les deux curés, spirituellement très proches de nous, amicaux et toujours prêts à nous aider. Or nous avions bien besoin de leur soutien, à Villard comme à Grenoble, face aux représentants du régime de Vichy.
L’abbé Paturle nous accueillit dès le début avec gentillesse et nous aida dans l’installation du lycée. C’était un esthète subtil et artiste dans l’âme. Il tomba malade et fut remplacé en 1942 par le Chanoine Douillet, ce grand intellectuel, écrivain connu et conférencier religieux, appelé parfois l’Évêque-Philosophe du Vercors. Il était un homme de caractère, soldat et officier des deux guerres qui reçut, pour son courage et son énergie, la Croix de guerre et la Légion d’honneur. Ce courage et cette énergie, il en a encore fait preuve pendant l’occupation et la Résistance. Après la Libération, il eut soin de commémorer la participation des élèves et des enseignants de notre Lycée à la Résistance en faisant construire la septième station du Chemin de Croix de Valchevrière en la forme traditionnelle des chapelles de Zakopane. Des plaques de marbre y sont accolées, qui portent les noms des Polonais tombés au combat.
À la même famille spirituelle appartenait le fondateur et directeur de Stella Matutina, Paul Belmont. Il venait de la vieille bourgeoisie française, comme on dit. Je préfère parler d’intelligentsia. C’était un chrétien profondément croyant et pratiquant, ce qui signifie ne pas seulement aller régulièrement à l’église, mais appliquer de manière cohérente sa foi à chaque instant et pratiquer l’apostolat. Ainsi, consacra-t-il toute sa vie à l’enseignement. Il investit dans l’école tout son argent et il vécut modestement avec sa grande famille de onze enfants. Il était ami des philosophes catholiques Gabriel Marcel, Jacques Chevalier et Jean Guitton, eux-mêmes proches du fondateur et directeur du lycée, Zygmunt Zaleski.
Stella Matutina, l’étoile du matin, était nommée ainsi en l’honneur de la Vierge Marie. Cette école était catholique, un peu élitiste, plus petite et peut-être moins dynamique que notre lycée, ou autrement, mais attachée à nous par des liens réciproques de sympathie et de respect et par un soutien mutuel. Des professeurs enseignaient dans les deux établissements, comme les Français Philippe Blanc et Marcel Malbos, ou comme moi qui organisait retraites et conférences en français. On trouvait à Stella Matutina des jeunes Français d’origine polonaise qui ne parlaient pas assez bien le polonais pour pouvoir suivre les cours du lycée ; ils nous rejoignaient une fois leurs progrès constatés. Nos élèves Polonais pouvaient aller à Stella renforcer leurs connaissances en français. Certains de nos étudiants francophones devenaient amis avec ceux de Stella…
Quand je fus obligé de quitter le lycée pour cause de maladie, je revins à Villard après plusieurs mois de traitement et devins l’aumônier du pensionnat Les Sapins, une des annexes de Stella Matutina. J’y fus accueilli chaleureusement comme un des leurs. La directrice des Sapins était Mme Péguy, la bru de Charles Péguy. Elle était une intellectuelle catholique fervente, avec un sens élevé de la mystique religieuse et patriotique. Pour elle comme pour Belmont, il était facile de comprendre notre âme de Polonais, surtout à cette époque. Comme d’autres humanistes et intellectuels, ils connaissaient bien les grandes amitiés qui avaient lié d’éminents écrivains catholiques français (Lamennais, Montalambert, le théologien Gratry et toute l’assemblée de l’Oratoire de France) à Mickiewicz et autres chefs spirituels de la Grande Émigration post-1831.